Ce qui relevait il n’y a pas si longtemps de la pure fiction – que toutes les femmes du monde aient un accès instantané à un outil qui leur permette de bousculer l’ordre établi, de se connecter entre elles et de changer leurs vies – est aujourd’hui une réalité, grâce à l’internet. Les nouvelles technologies ont toujours modifié nos façons de communiquer et donc de penser et d’agir, mais le fait qu’il rassemble toutes les autres formes de communication rend l’internet particulièrement révolutionnaire. Les médias traditionnels, comme la presse, la radio ou la télévision, nécessitent, en plus de sommes d’argent importantes, des experts en matériel numérique, en régulation du son ou encore en gestion de stocks de papier, alors que sur l’internet un site peut rassembler instantanément les textes écrits, les documents audios et visuels et les images animées. De plus, le grand intérêt de l’internet pour les féministes par rapport aux autres révolutions technologiques tient en la généralisation de son utilisation. Il est devenu possible de contourner les voies d’accès traditionnelles, les contraintes de la formation formelle et l’inaccessibilité des sources de financement grâce aux modèles gratuits de conception de sites et aux plateformes de partage, qui sont à la portée de toute personne pouvant lire, écrire et avoir accès à l’internet.
Pour les féministes, les progrès apportés par ces avantages sont significatifs. En effet, selon notamment le New York Times, le Guardian et Marketing Magazine, il semblerait qu’on soit entrés dans la quatrième ère du féminisme – l‘Ère Numérique. Celle-ci a instauré le discours de la justice sociale au sein non seulement des espaces en ligne spécifiquement féministes mais aussi dans la société en général. En fait, grâce à l’explosion des organisations féministes en ligne (avec des pétitions en ligne, des campagnes dans les médias sociaux, des blogues, des podcasts, des magazines en ligne etc.) ces dix dernières années, le mouvement des femmes a radicalement modifié la façon dont les politiciens, les intellectuels, les commentateurs, les entrepreneurs, les activistes et le public de beaucoup de régions du monde parlent des questions les plus importantes de notre époque. Si on peut parler d’un avènement des droits des femmes, on peut dire qu’il est arrivé.
Pourtant, s’il est vrai que la diversité est plus présente à l‘ère numérique que dans les précédentes ères féministes, avec la contribution de personnes de tous horizons, celles qui captent le plus l’attention restent le plus souvent les visions des féministes blanches/occidentales dans leur lutte contre les structures patriarcales à travers l’internet. Des campagnes féministes de la quatrième ère numérique come Everyday Sexism, #FemFuture et Fem 2.0 ont été largement diffusées dans les médias. Mais si on ne prend en compte que la façon dont les mouvements féministes blancs/occidentaux utilisent l’internet, de larges pans de la lutte féministe mondiale restent ignorés. La réalité est que partout, les féministes se servent des nouvelles technologies pour changer la société en profondeur, mais c’est à peine si on connait les progrès effectués en Afrique par exemple par les mouvements féministes en ligne, que ce soit dans le continent même ou à plus forte raison hors du continent. Les ONG et les organismes internationaux s’intéressent à l’utilisation des TIC en Afrique, ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi, mais ce qui a pour conséquence que le féminisme numérique en Afrique soit principalement conçu en termes de développement, en raison du manque de véritable débat. Et les discussions tournent trop souvent, par eurocentrisme, autour du fait que les Africaines qui utilisent les technologies pour des causes féministes ne peuvent le faire que grâce à « l’aide » occidentale pour les femmes locales.
Rien ne saurait être moins vrai. Les Africaines, groupe particulièrement marginalisé dans les médias de masse, profitent largement des avantages que l’internet leur procure. Les Africaines utilisent les technologies pour s’attaquer au sexisme et aux traditions répressives, elles ont des blogues et des forums pour partager leurs expériences et se connecter entre elles, et elles savent utiliser les outils de l’internet et les technologies pour réaliser des campagnes, lever des pétitions, créer des applications et des magazines en ligne, et pour unir leurs forces pour exiger le changement. Il faut aussi malheureusement remarquer que comme ailleurs, si l’internet offre des outils essentiels à l’activisme féministe, les Africaines sont également confrontées aux cybercrimes envers les femmes, aux abus, au harcèlement sexuel, à la manipulation numérique de photographies, aux messages abusifs et aux menaces, aux commentaires humiliants, au sabotage professionnel et au partage de photos et vidéos intimes pour faire chanter les femmes qui vivent une relation violente. Néanmoins les risques encourus restent moindres par rapport aux possibilités que le numérique offre, et les femmes doivent continuer à utiliser les outils de communication, à condition de prendre des mesures adéquates pour se protéger.
Quelques exemples illustreront comment les féministes africaines utilisent l’internet pour changer la société. Amai¨cool Mpombo, membre de l’Association d’avocates du Congo, confirme l’utilité de l’internet dans son rapport sur les droits des femmes, le genre et les TIC” publié dans l’Observatoire mondial sur la société de l’information 2013”:http://www.giswatch.org/2013-womens-rights-gender-and-icts :
« Avant l’internet, il fallait aller à la bibliothèque. Étant donné le prix des livres de droit, il n‘était pas facile d’y avoir accès. Et de toutes façons, les femmes de notre domaine professionnel n’avaient pas vraiment le temps d’aller à la bibliothèque. Maintenant, quand je suis au bureau, j’ai facilement accès à l’internet pour y chercher les informations dont j’ai besoin sur les sujets qui m’intéressent. L’internet est essentiel, il nous est d’une aide précieuse dans notre travail, surtout pour faire des recherches plus approfondies qui nous permettent de mieux répondre aux attentes des personnes qui nous contactent ».
Mpombo parle surtout des avantages des TIC dans son domaine, mais qu’on ne s’y trompe pas : les bénéfices sont les mêmes pour les femmes d’autres secteurs.
Par exemple, le blogue Adventures from the Bedrooms of African Women, lancé en janvier 2009 comme un espace destiné au partage d’expériences de femmes africaines sur la sexualité. Le blogue, principalement administré par la féministe ghanéenne Nana Darkoa Sekyiamah, offre un espace sûr pour que les Africaines puissent discuter ouvertement de divers sujets liés au sexe et à la sexualité, avec l’idée d’apprendre les unes des autres, d’avoir des relations sexuelles plus agréables et plus sures, et d’encourager l‘éducation sexuelle continue pour les adultes.
De l’autre côté du spectre des campagnes politiques, voyons l’histoire de Yasmina Oue ‘gnin, une membre du Parlement de Côte d’Ivoire ayant gagné son siège suite à une mobilisation en ligne. En utilisant efficacement Facebook et Twitter, c’est-à-dire en partageant son emploi du temps quotidien, en téléchargeant des images, en répondant aux questions et en informant les gens sur des questions importantes pour eux, Oue’gnin a réussi à charmer et mobiliser les gens, tant et si bien qu’elle est devenue l’une des plus jeunes membres du parlement de l’histoire du pays, et une championne de la participation citoyenne en ligne dans les processus démocratiques.
On peut encore citer la féministe nigérianne Dupe Killa, à qui on attribue l’initiative de la campagne de sensibilisation de l‘étiquette #ChildNotBride [EnfantPasUneFiancée] pour questionner une loi qui permettait au sénateur Ahmed Sani Yarima de se marier avec une jeune fille de treize ans. Les twitts et la pétition qui les accompagnait n’ont pas fait retirer la loi, mais la pétition a reçu bien plus de signatures que nécessaire et tous les principaux journaux se sont fait l‘écho de cette histoire.
La résistance n’entre pas toujours forcément dans une campagne donnée, comme le montre le blogue Black Looks [Regards Noirs]. Cet espace dédié aux « Queers africaines et leurs alliés » utilise le monde numérique depuis plus de dix ans pour archiver, diffuser et plaider pour les droits des LGBTQI africains. Le site, fondé par la féministe nigériane Sokari Ekine, porte sur une grande diversité de sujets, qui vont de discussions culturelles traditionnelles à des témoignages, en passant par des sujets comme les droits des femmes dans le Delta du Niger.
En Éthiopie, Nahu Senay Girma et Roman Kifle ont monté l’“Association of Women in Business”:http://awib.org.et/ (AwiB – Association des femmes d’affaires), un autre exemple de plateforme qui a permis aux femmes de se réunir grâce à l’internet. Le forum en ligne facilite les discussions sur divers sujets et soutient le développement des compétences de ses membres en mettant à leur disposition une plateforme d’apprentissage en ligne qui encourage les femmes à monter leur entreprise dans un pays dominé par les hommes.
Au Rwanda également, les entrepreneures ont formé un groupe, Girls in ICT Rwanda (Les filles au Rwanda des TIC) qui, comme son nom l’indique, encourage les femmes et les filles à investir les TIC en allant dans les écoles parler des technologies aux filles. L’initiative a déjà primé des femmes et des filles exceptionnelles, comme Akaliza Keza Gara, gérente de l’entreprise multimédias Shaking Sun, Paula Saphir Helene, ingénieure en sécurité informatique dirigeant RDB, Immaculate Bugingo, chef de direction de Rwanda Gateway Limited, et Marie-Christine Gasingirwa, directrice générale des sciences et technologies au ministère de l‘Éducation. Toutes ont été reconnues pour avoir fomenté l’utilisation du numérique.
Le mois dernier, Brainstorm Keny, un journal en ligne, a publié un livre en ligne sur les femmes et les féminismes au Kenya et en a fait la publicité avec le titre (et étiquette) #WhenWomenSpeak – (Re)Defining Kenyan Feminisms (#QuandLesFemmesParlent – (Re)Définition des Féminismes Kényans). Leur site annonçait que « cet e-book espère pouvoir changer [cette oppression] en jetant les bases d’un débat sur le féminisme au Kenya/par les Kenyans, et en proposant un lieu de discussion non lié au monde occidental ».
Beaucoup de gens savent aujourd’hui quel a été le rôle des femmes en Égypte au cours du Printemps arabe et des changements vécus dans le pays. Le particularisme de l’impact obtenu par les Égyptiennes a été leur façon d’utiliser les outils internet, notamment les blogues, les réseaux sociaux et Twitter, pour exprimer leurs opinions, lancer des appels nationaux et internationaux pour alerter sur le harcèlement et les attaques sexuelles, appeler à des rassemblements et des boycotts, donner leurs différents points de vue et prévenir les autres femmes au sujet des attaques et zones dangereuses. En fait, l’activisme des Égyptiennes est aujourd’hui pratiquement synonyme d’utilisation des technologies en ligne.
Voici des histoires – d’aucune manières exhaustives – de femmes qui se servent de l’internet pour changer la société africaine. Leurs campagnes ne sont pas restées cantonnées au monde virtuel, elles ont entrainé des modifications dans les foyers, les rues et dans la vie publique. Il y a là en outre des leçons à tirer pour toutes les femmes du monde. En 2013, j’ai écrit un article dans les pages de commentaires de The Guardian : African women blazing a feminist trail – why don’t we hear their voices? (Les Africaines ouvrent la voie du féminisme – pourquoi ne les entend-on pas ?) Dans cet article, j’avançais que le silence du mouvement féministe général entourait certains des progrès acquis par les féministes africaines qui auraient pourtant paru à une époque pas si lointaine des fantaisies féministes inaccessibles (par exemple, que les femmes représentent 64% du parlement au Rwanda). L’article a été largement diffusé dans les réseaux de médias sociaux comme Facebook et Twitter, et il est devenu célèbre quand il a été repris sur le blogue de Sheryl Sandberg (directrice générale de Facebook et auteure de « Lean In » (« En Avant Toutes »). Il a reçu à ce jour (17 avril 2014) 33 485 commentaires, le plus de commentaires reçus pour un poste du blogue d’En Avant Toutes. Cela montre combien les discours d’inclusion attirent un large public (si on pense que les lecteurs de ce blogue sont principalement des femmes blanches bien nanties) qui aimerait comprendre comment le féminisme évolue en Afrique. Dans un monde de plus en plus interconnecté, dans lequel les oppressions s’entremêlent, nous devrions faire en sorte de rassembler nos combats – et nos victoires.