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« Si les gens réagissent à ce que je dis en ligne, je dois prendre du recul et analyser la situation. On ne doit pas avoir peur. Faire attention et prendre en compte les réactions à ce que l’on dit renforce également la résilience. Cela s’apprend de nos réactions aux abus en ligne. » 

Raylenne Kambua, journaliste et agente de communication à l’International Association of Women in Radio and Television-Kenya (IAWRT-K), membre du réseau d’APC, s’inquiétait à propos de la sécurité numérique. Les 28 février et 1er mars 2023, Kambua a participé à un atelier de deux jours organisé par une autre organisation membre d’APC, Pollicy. Elle s’était inscrite pour apprendre à gérer la toxicité des réseaux sociaux. Ces deux jours de formation l’ont incitée à approfondir la notion de résilience numérique.  

Et c’est exactement ce que Pollicy souhaitait faire. Kambua comptait parmi la cinquantaine de journalistes et de communicantes et communicants sociaux d’Ouganda et du Kenya qui participait à l’atelier, suite au projet de Pollicy intitulé « The Future of Work: Improving Digital Safety for Women at Work and Combating Gendered Disinformation » (L’Avenir du travail : améliorer la sécurité des femmes au travail et combattre la désinformation genrée). Bénéficiant d’une subvention secondaire d’APC, le projet vise à constituer une masse critique de femmes africaines dotées de bonnes connaissances en sécurité et en résilience numériques, ainsi qu’en création d’un internet féministe. « Lorsqu’elles sont confrontées au harcèlement, les femmes se sentent contraintes de quitter les espaces numériques », déclare Kambua en repensant à la formation. « L’idée de développer la résilience numérique m’est apparue comme une évidence. »  

À quoi la résilience numérique ressemble-t-elle donc ? La réponse de Kambua est réfléchie : « En tant que femme journaliste, on dit quelque chose. Les femmes journalistes sont considérées comme étant très « expressives ». Si les gens réagissent à ce que je dis en ligne, je dois prendre du recul et analyser la situation - et ne pas réagir avec colère ou d’autres émotions. Certaines de ces personnes sont de simples soldats du clavier. On ne doit pas avoir peur. Faire attention et prendre en compte les réactions à ce que l’on dit renforce également la résilience. Cela s’apprend de nos réactions aux abus en ligne. Et détermine également l’impact que cela aura sur vous à l’avenir. C’est un long processus. » 

Elle parle également des actions qu’elle a mises en place pour changer son comportement en ligne depuis la formation. « Je suis tour à tour consommatrice et productrice de contenu. Il faut faire attention aux autres. Je ne peux pas malmener les gens en ligne et m’attendre à ne pas l’être. Je connais beaucoup de personnes d’influence sur Twitter. Je dis à certaines d’entre elles [qui malmènent les gens en ligne] de ne pas le faire. Je leur explique que cela crée un cycle, qui encourage les autres à harceler en ligne. Certaines m’ont écouté et d’autres non », dit-elle en haussant les épaules. « Pour certaines personnes, toute publicité, même mauvaise, est bonne à prendre. »  

Autonomiser les femmes journalistes en Afrique de l’Est 

Pollicy a collaboré avec des organisations en Ouganda et au Kenya, telles que l’IAWRT-K, l’Uganda Media Women’s Association (UMWA) et l’Association of Media Women in Kenya (AMWIK) pour comprendre comment les femmes dans les médias peuvent « survivre aux réalités de leur avenir professionnel ». Nous avons discuté avec la coordinatrice de programmes de Pollicy, Rachel Magege, et la responsable de la mobilisation et du plaidoyer, Tricia Gloria Nabaye, à propos de l’évolution du projet et des prochaines étapes.

Il y a récemment eu d’importantes manifestations contre la violence basée sur le genre au Kenya. Magege et Nabaye disent que ce qui se passe au Kenya est courant en Ouganda : des féminicides et de la violence basée sur le genre à l’égard de femmes journalistes, et d’autres femmes. Pollicy connait les problèmes auxquels les femmes des médias sont confrontées, au point que de nombreuses journalistes sont devenues travailleuses indépendantes au cours des dernières années. Si cela leur donne une forme d’indépendance, elles perdent néanmoins aussi la sécurité de leur rattachement à des agences de presse. La question que pose Pollicy est celle de savoir si les femmes journalistes au Kenya disposaient d’une certaine sécurité contre la violence basée sur le genre même lorsqu’elles étaient rattachées à des agences de presse.

 

 

L’un des principaux points d’attention de Pollicy dans ce domaine a été de déterminer où les femmes pouvaient communiquer les cas de désinformation et de harcèlement numérique. « Les départements de cybersécurité dans les stations de police, le bureau en charge des questions de genre – nous avons étudié ces lieux et tenté d’en définir l’efficacité : ils ne sont pas très efficaces », déclare Magege. « Le taux de mise en œuvre de nombreuses lois relatives à la cybersécurité pour la protection des femmes reste très, très faible. Il serait donc intéressant à l’avenir de se pencher davantage sur les recours juridiques et les espaces où les femmes des médias peuvent déposer leur plainte. » 

Les processus électoraux dans des pays tels que la Tanzanie et le Kenya soulignent l’importance d’autonomiser les professionnelles des médias pour leur permettre de s’y retrouver dans la complexité des transmissions de plaintes et garantir la redevabilité. Le projet de Pollicy vise à élargir sa présence et collaborer avec des organisations dans toute l’Afrique, conformément à sa mission d’institution basée en Afrique dédiée à la promotion d’un paysage médiatique plus sûr et plus inclusif.

Outils innovants et relations collaboratives

Un produit dérivé intéressant du projet est le jeu de cartes intitulé « Where’s My Data? » (Où sont mes données ?) conçu par Pollicy en tant qu’outil créatif pour des sessions de formation sur la protection des données et les droits numériques. Comme l’écrit Neema Iyer, fondatrice et ancienne directrice générale de Pollicy, c’est une tradition dans l’organisation que de jouer à Otyo, « un jeu ougandais qui ressemble à celui du Taboo, à chacun de nos rassemblements et chacune de nos retraites, pendant lequel les discussions s’enflamment souvent. » Iyer et Phillip Ayazika, directeur de programmes à Pollicy, ont cocréé le jeu de cartes. Iyer écrit que le jeu consiste à « avancer en tentant d’éviter les difficultés et en faisant les bons choix pour protéger nos données ». Chaque carte contient un scénario connu relatif à la confidentialité ou à la sécurité des données - les arnaques, la surveillance, le hacking, les mots de passe, le hameçonnage, etc.

Participants at Forum on Internet Freedom in Africa (FIFAfrica) 2023 play the “Where's My Data” card game. Image via Neema Iyer's website.
Des participantes au Forum sur la liberté de l’internet en Afrique (FIFAfrica) 2023 jouant au jeu de cartes « Where’s My Data? ». Image tirée du site web de Neema Iyer.

« C’est une manière créative d’aider les gens à se rappeler ’Ah, lorsque cela se produit, c’est une enfreinte à mes données’  ou ‘Quels sites est-ce que j’utilise pour vérifier les informations ? Est-ce que je viens de relayer de fausses informations ?’ C’est plus efficace que les diapos que je montre en formation », rit Nabaye. Le jeu de cartes a été testé au Forum africain sur la gouvernance de l’internet et au Forum sur la liberté de l’internet en Afrique en 2023, où il a été à chaque fois très bien reçu. Pollicy a également conçu un jeu en ligne traitant de la mésinformation intitulé Choose Your Own Fake News (Choisis tes propres fausses informations) et les personnes participant à la formation de deux jours ont également joué à Digital Safe-Tea (Sécuri-thé numérique).

Magege remarque que l’un des points forts du projet, à son avis, a été le renforcement des relations collaboratives. Elle mentionne Cecilia Maundu, une journaliste de radiotélédiffusion et spécialiste de la formation sur la sécurité numérique prenant en compte le genre au Kenya. « Lorsque nous avons communiqué avec Cecilia, elle venait tout juste de commencer un podcast intitulé Digital Data Podcast (Podcast sur les données numériques) et de se lancer dans la formation aux droits numériques. Elle est aujourd’hui formatrice à temps plein. Elle continue à autonomiser les femmes par le biais de formations aux compétences numériques, à la narration numérique et des ateliers d’écriture créative. Dans notre collaboration avec Digital Data et Cecilia Maundu, cet espace ne cesse de croître et d’évoluer, avec par exemple l’arrivée ces dernières années de l’IA générative dans les salles de presse, qui n’est pas réglementée dans le contexte qui nous préoccupe. Nous voyons avec plaisir que le travail continue. » En s’impliquant dans le projet, Maundu s’est fortement engagée dans le travail sur les droits numériques et est, depuis, devenue formatrice à temps plein sur ces thèmes. Magege ajoute « [n]ous tentons de garantir la longévité du projet après les consultations et les formations, en amenant les communautés rassemblées dans ce que l’on appelle des ‘communautés de pratique’ à continuer le travail et créer des réseaux. » 

L’impact du projet s’étend au-delà des seuls ateliers, sous la forme de collaborations avec des associations de médias, notamment par le biais de discussions de groupe, de débats et de podcasts, afin que le dialogue sur la désinformation, la violence basée sur le genre facilitée par la technologie et les questions relatives aux femmes dans les médias se poursuive. Le projet continue à se développer à l’échelle du continent. Pollicy vient de terminer des discussions de groupe en Ouganda, au Kenya et au Cameroun et projette des discussions au Sénégal, en République démocratique du Congo et au Mozambique. L’organisation souhaite publier un tableau de bord de l’internet afroféministe, qui éclairera ses interventions dans chacun de ces pays. Ce tableau de bord sera lancé à l’occasion dData Fest de Pollicy au Kenya à la mi-juillet, en plus de l’attribution des Prix de l’internet afroféministe.

Raylenne Kambua de l’IAWRT-K, qui espérait que l’atelier de Pollicy lui donnerait des compétences à partager avec ses collègues, en est sortie très optimiste. La formation l’a encouragée à prendre les premières mesures pour créer un environnement sûr. « La sécurité numérique commence par nous-mêmes », conclut Kambua. « Si je n’y fais pas attention, les gens autour de moi ne le feront pas non plus. »

Image principale communiquée par Raylenne Kambua de l’International Association of Women in Radio and Television-Kenya (IAWRT-K).