Si la technologie a la capacité d’enrichir nos vies et de repousser les frontières de notre monde analogue, elle charrie également son lot de risques, particulièrement dans les contextes répressifs. Notre simple présence dans les espaces numériques peut considérablement mettre notre sécurité en danger, avec des conséquences hors ligne souvent inattendues.
La loi contre l’homosexualité (Anti-Homosexuality Act, ou AHA) de 2023 en Ouganda a multiplié les menaces à l’encontre de la communauté LGBTI, déchaînant la violence en ligne et hors ligne. Pour réagir face à ces menaces croissantes, l’avocate et activiste pour les libertés civiles Patience Muwanguzi a lancé le projet intitulé « Empowering Uganda’s LGBTI Community: Knowledge and Safety in the Face of the Anti-Homosexuality Act 2023 », visant à renforcer les connaissances et la sécurité de la communauté LGBTI ougandaise dans le contexte de la loi contre l’homosexualité de 2023. Soutenue par une subvention féministe #TechJoy! d’APC, cette initiative vise à mettre la technologie au service de la protection et de l’autonomisation des communautés LGBTI locales soumises à des lois restrictives.
En sa qualité d’activiste pour les droits humains dans les domaines de l’égalité et de la non-discrimination ou d’avocate au sein de l’organisation ougandaise pour les libertés civiles Chapter Four, Patience est constamment à la recherche de manières de soutenir et de renforcer les communautés locales. C’est en ce sens qu’elle intervient dans des litiges et des interventions rapides et anime des formations sur la sécurité. En février 2024, Patience a rassemblé pendant deux jours un·e modérateur·trice et 10 participant·es de communautés LGBTI locales pour un intense programme de formation sur les conséquences juridiques pour les populations LGBTI des lois actuellement en vigueur et sur la préparation en amont en cas d’arrestation et de détention, ancré dans la maîtrise de leurs droits juridiques. Une partie non négligeable du programme couvrait la prévention des menaces et la formation en matière de sécurité physique et numérique. Les participant·es ont ainsi appris à protéger leurs communications et leur activité numérique de toute surveillance, dans un tel climat de peur et d’incertitude.
La loi anti-homosexualité de l’Ouganda de 2023
La mise en œuvre de l’AHA a très profondément impacté les communautés LGBTI en Ouganda. « Il y a eu de très nombreuses arrestations, des actes de violence et de justice populaire », commente Patience à propos des conséquences de la loi sur les personnes. « Des organisations de défense des personnes ont été fermées, certaines ont cessé leur travail, particulièrement les organisations LGBTI. Nous avons eu vent de plusieurs cas de familles déshéritant leurs enfants et de propriétaires expulsant leurs locataires. »
Les répercussions ont été catastrophiques pour les vies personnelle et professionnelle de ces gens, et sans surprise, le recul inquiétant des libertés civiles se traduit par une augmentation des problèmes de santé mentale dans tout le pays. « La liberté d’association a été fortement touchée. Il y a moins d’activisme, car cela n’est pas sans risque dans un tel environnement », explique Patience. « En tant qu’activistes, notre travail pâtit de la Section 11 de l’AHA qui mentionne la promotion [de l’homosexualité]. Toute formation est considérée comme de la promotion, y compris celle que je viens de faire. Si bien que même les juristes et les organisations subissent les conséquences de cette loi très stricte. »
Rester en sécurité dans un environnement peu sûr
Avec une compréhension fine des risques encourus par le fait de regrouper des personnes pour une formation, Patience a soigneusement élaboré un programme et choisi des participant·es de la communauté LGBTI qui travaillent avec des organisations et des groupes d’activistes pour la promotion des droits humains et de l’inclusion. Tout a été mûrement réfléchi, et des mesures de sécurité strictes ont été prises pour la sécurité de chacune des personnes présentes. « J’ai fait extrêmement attention », se rappelle Patience. « Je n’ai pas envoyé d’invitations par courriel, j’ai contacté les personnes une par une. J’ai organisé la réunion dans un hôtel où j’ai mes entrées - je connais la personne responsable et j’y suis en sécurité. Je me suis également assurée que personne à l’extérieur de la chambre d’hôtel ne pouvait entendre ce dont nous parlions et la formation a été très courte : tout a été terminé en deux jours. Plus la durée est longue, plus cela crée de méfiance. »
Les précautions valaient également pour les participant·es, comme l’explique Patience : « Je n’ai distribué aucun document, en partant j’ai bien vérifié que nous ne laissions rien traîner dans la chambre, et que personne ne prenait de photos. »
La planification logistique ne laissait rien au hasard dans cette atmosphère tendue, et les participant·es ont également dû respecter des limites parfois difficiles à accepter. Aucun détail ne pouvait être négligé : « J’ai parlé du code vestimentaire aux participant·es, de leur tenue dans l’espace public. C’était à la fois dévalorisant et oppressif, mais je leur ai dit que c’est désormais l’environnement dans lequel nous devons vivre : un environnement juridiquement très strict, dans lequel nous devons refouler qui nous sommes, simplement pour être en sécurité. Ce que toutes et tous ont bien compris », complète Patience.
Trouver du soutien et une communauté lorsque les temps sont durs
Bâtie autour d’un programme en deux temps, couvrant la consolidation des connaissances le premier jour et le renforcement de la résilience et du soutien le deuxième, la formation incluait des thèmes tels que la sécurité numérique, la sécurité personnelle, la modélisation des menaces, les stratégies de plaidoyer pour dénoncer les pratiques et la législation discriminatoires, et la compréhension de l’AHA et de la loi sur l’utilisation abusive de l’informatique - une autre loi très stricte avec laquelle les gens doivent composer.
Patience a expliqué que, bien que rien n’ait été écrit pour des raisons de sécurité, les participant·es avaient pu acquérir les notions en jouant diverses scènes de menaces, incarnant ainsi les histoires. « C’était très beau - les personnes ont beaucoup appris et ont fait part de très nombreux retours », se rappelle Patience. « Les gens savaient que cette loi existait, mais n’en connaissaient pas le contenu. Je n’arrêtais pas de leur dire qu’il faut très bien connaître son ennemi·e pour savoir comment réagir et quoi éviter. »
Outre la meilleure compréhension des lois et l’acquisition de compétences pratiques en sécurité numérique, la formation comportait un autre élément central, les protocoles à suivre en cas d’arrestation et de détention. « Ce que les gens ont préféré, c’est le moment où nous avons énuméré les droits des suspect·es - si on t’arrête, que fais-tu ? Nous avons fait des saynètes pour que ce soit plus amusant et facile à apprendre », précise Patience. « Les personnes savent maintenant quoi faire en cas d’arrestation : je n’ai pas à parler, je n’ai pas à me battre, voici ce que je dois faire, et voici mes droits. »
Outre l’apprentissage actif, le temps passé ensemble a également donné lieu à des moments très profonds et poignants, tels que le partage d’expériences douloureuses et les témoignages de solidarité. Certaines personnes ont dit avoir des problèmes de santé mentale depuis la promulgation de l’AHA. « Les gens sont stressés et tristes. Il y a des cas d’hommes trans qui ont été violés. Une participante, une femme trans, a été emmenée dans un sanctuaire pour suivre une thérapie de conversion. Je lui ai donné des gages de confidentialité, en lui disant ‘si tu veux partager cette histoire, tu peux le faire, mais il n’y a aucune obligation’ ».
Pour l’animatrice, le fait d’ouvrir cet espace a permis bien plus qu’une formation technique et mis à jour les effets très réels des enfreintes aux droits humains. Cela a également donné aux participant·es l’occasion d’exprimer leur solidarité et de sentir le pouvoir du collectif. « Il y a eu des séances où nous n’avons pas dit un mot », se souvient Patience. « Personne ne parlait, certaines personnes pleuraient, alors je leur ai donné le temps nécessaire pour ressentir leur douleur, pour peut-être entrevoir une opportunité et pour se réconforter mutuellement. »
Garder cette force grâce à l’échange de connaissances
« J’aimerais avoir les mots pour décrire dans le rapport combien cela a été la chose la plus gratifiante et excitante de toute ma vie d’activisme et de plaidoyer », explique Patience en repensant à l’expérience globale de cette formation. « Cette formation m’a réconfortée. Elle nous a donné l’espace dans lequel partager nos expériences personnelles, et cela a été très beau. Elle nous a donné le temps d’apprendre à nous connaître, d’écouter nos histoires respectives et de partager nos expériences personnelles sur ce que nous avions traversé. »
Comme pour la plupart des processus, les lois sont en constante évolution et la nécessité de comprendre ces modifications à la fois complexes et parfois nuancées est un défi sans cesse renouvelé. En pensant à l’avenir, Patience se dit qu’il faut continuer à faire des formations avec des communautés marginalisées pour veiller à ce qu’elles comprennent leurs droits et aient des options leur permettant de communiquer en sécurité dans un environnement hostile. Les régions reculées, en particulier, où les taux d’alphabétisation sont faibles et l’accès aux informations récentes sur les lois est réduit, ont un besoin pressant d’animatrices et animateurs à même de travailler directement avec les populations pour les aider à comprendre les options qui s’offrent à elles, et faire circuler l’information localement. « De nombreuses personnes ne connaissent pas l’environnement juridique dans lequel elles évoluent », explique Patience. « Il est nécessaire de sensibiliser les personnes, de leur donner ces informations. »
C’est pour cette raison que Patience continue à travailler avec Chapter Four et qu’elle souhaite également renforcer le partenariat avec APC pour organiser de nouvelles formations et combler les lacunes dans les connaissances des communautés locales. « Grâce à APC, la subvention TechJoy! nous a permis de faire un travail formidable avec ces personnes », dit-elle. « Les gens ne savent peut-être pas exactement d’où vient l’argent, mais APC a un véritable impact en Ouganda. On a besoin de ce genre d’aide. L’argent joue un rôle, parce que nous savons maintenant qu’il y a au moins 10 personnes qui ont cette information. »
Cet article est tiré des informations fournies par Patience Muwanguzi dans le cadre du projet de « Empowering Uganda's LGBTI Community: Knowledge and Safety in the Face of the Anti-Homosexuality Act 2023 » et adaptées au format de la chronique « Semer le changement ». La chronique « Semer le changement » présente les expériences de membres et partenaires d’APC qui ont bénéficié de financement proposé dans le cadre du programme de subventions secondaires d’APC, avec le soutien de Sida, ou de nos autres subventions secondaires proposées dans le cadre d’autres projets d’APC.
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Image : Photo par Bruno Aguirre tirée d’Unsplash