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Le monde physique des infrastructures de communication, avec ses câbles et ses ondes radio, est fondamentalement différent du monde numérique que permet Internet, où l'innovation sans limite est la règle. Partout où un accès abordable à Internet est possible, il y a très peu de barrières à la création et diffusion d'œuvres numériques. Bien que ce soit en train de changer, Internet reste un espace très peu régulé. Un producteur de contenu n'a pas besoin de licence ou de certification pour créer : la volonté d'y investir du temps et des efforts est suffisante.

Les infrastructures de télécommunication, de leur côté, viennent d'un monde bien différent. Basées sur une approche pyramidale et un contrôle centralisé, la conception de ces réseaux se distingue radicalement de l'approche bien plus organique d'Internet, un réseau de réseaux qui se construit de manière décentralisée. On peut expliquer cette différence de plusieurs manières. À l'époque où les premiers réseaux de télécommunication à grande échelle se sont développés, leur construction était tellement complexe et coûteuse que, dans la plupart des cas, seuls les États s'y attelaient. Dans la lignée des services postaux, les États se chargeaient de développer les infrastructures de télécommunication en les considérant comme un bien public.

Cette situation a commencé à changer au début des années 1990 lorsque, partout dans le monde, les gouvernements ont commencé à privatiser à tour de bras pour remédier à certaines inefficacités des monopoles d'infrastructure gérés par l'État, mais aussi pour augmenter leurs recettes. Dans la plupart des pays, la privatisation s'est accompagnée d'un processus de libéralisation du marché, ouvrant les secteurs en question à la concurrence pour la première fois. Une partie de cette privatisation a impliqué la mise en place de réglementations et d'autorités de régulation ayant pour mission d'assurer non seulement que l'intérêt public soit préservé, mais aussi que le marché libéral ainsi créé soit équitable, ouvert et concurrentiel.

De manière naturelle à l'époque, ces autorités de régulation ont été pensées pour réguler de grandes entreprises nationales. En effet, construire un réseau de communication complet nécessitait des millions voire des milliards de dollars d'investissement : il faut construire le réseau capillaire pour desservir les abonnés (appelé « boucle locale » ou « réseau du dernier kilomètre »), le réseau national de collecte (« backhaul ») qui interconnecte ces réseaux capillaires, et enfin les interconnexions internationales.

C'est pourquoi la plupart des cadres réglementaires en télécommunication sont conçus pour s'adresser à ces grandes entreprises, supposant donc une certaine capacité organisationnelle. Par exemple, la plupart des processus et exigences réglementaires présupposent que l'acteur en question dispose d'un service juridique dédié, avec du temps et des ressources suffisantes pour interagir avec l'autorité de régulation, produire des rapports, et répondre à des consultations sur les évolutions de la régulation. De plus, avec l'arrivée de la mise aux enchères des fréquences mobiles très convoitées par les opérateurs mobiles, il est implicitement tenu pour acquis que tout opérateur dispose des millions de dollars nécessaires pour participer à ces enchères.

Ce modèle a commencé à montrer ses limites avec le développement rapide du Wi-Fi. Les équipements Wi-Fi utilisent des bandes de fréquences dites « libres », c'est à dire ne nécessitant pas de licence : la régulation se fait plutôt par des moyens technologiques qui permettent la cohabitation de divers acteurs sur les mêmes fréquences. Cette absence de licence permet un coût d'entrée très faible, à la fois pour les fabriquants et pour les utilisateurs. Ainsi, le Wi-Fi est vite devenu un double succès, à la fois comme technologie d'accès sur la boucle locale mais également comme technologie de collecte (backhaul). On estime d'ailleurs que le marché du Wi-Fi atteindra 15,6 milliards de dollars d'ici 2022 [1]. Le Wi-Fi a permis à tout un chacun de construire des réseaux haut débit d'une manière que les autorités de régulation n'avaient pas anticipé. Il a notamment permis à des initiatives indépendantes de fournir de la connectivité là où elle n'existait pas encore ou était jugée trop coûteuse. Il a enfin permis l'émergence de petits opérateurs, à la fois sous forme de réseaux communautaires à but non lucratif, mais également sous forme de Fournisseurs d'Accès à Internet (FAI) commerciaux qui exploitent eux aussi des boucles locales radio en Wi-Fi (WISP pour « Wireless Internet Service Provider »).

On peut aussi expliquer le succès du Wi-Fi comme technologie d'accès à petite échelle par la diversification des infrastructures telecom. Historiquement, les opérateurs telecom géraient l'intégralité de l'infrastructure réseau, depuis les câbles sous-marins jusqu'à la boucle locale reliant les abonnés, en passant par les réseaux de collecte en fibre optique ou en faisceau hertzien. Désormais, de plus en plus d'infrastructures réseau sont accessibles à n'importe quel opérateur via des offres de gros, notamment sur la collecte, abaissant ainsi le coût d'entrée pour les petits opérateurs : ils peuvent alors se concentrer sur la boucle locale et la desserte des abonnés finaux.

En conclusion, il faut noter que les technologies de communication ont connu une baisse de coûts spectaculaire. Non seulement le Wi-Fi est-il devenu extrêmement abordable, mais d'autres technologies comme les faisceaux hertziens ou les stations de base GSM/LTE ont aussi vu leur prix chuter. Même la fibre optique est désormais assez abordable pour être à la portée des réseaux communautaires et des petits opérateurs.

Toutes ces évolutions représentent un potentiel énorme pour les réseaux communautaires.

Toutefois, la régulation n'a, dans l'ensemble, pas encore rattrapé son retard quant à ces évolutions. La plupart des cadres réglementaires ne permettent pas facilement aux initiatives communautaires d'en tirer parti. D'ailleurs, beaucoup de réseaux communautaires existent en dépit des cadres réglementaires existants, et non grâce à eux.

La régulation doit évoluer

Dans l'ensemble, les cadres réglementaires se concentrent sur l'accès internet haut débit fourni par un nombre restreint d'opérateurs mobiles nationaux. Cela constitue un obstacle pour les autres modèles d'accès, qui peuvent être complémentaires là où le modèle économique des acteurs existants ne leur permet pas de fournir efficacement des services dans des zones reculées.

Les autorités de régulation doivent reconnaître les réseaux communautaires et les petits opérateurs comme une composante essentielle de leur stratégie de régulation : en effet, ces acteurs représentent une approche complémentaire qui peut combler les manquements sectoriels ou géographiques des autres acteurs. Il ne s'agit pas de remplacer une approche par une autre, mais plutôt de reconnaître que plusieurs économies cohabitent dans un même pays. L'historien Fernand Braudel [2] explique que l'on peut comprendre les économies selon trois niveaux distincts :

  • L'économie ordinaire de la vie quotidienne, où la production locale est consommée localement ;

  • L'économie de marché des villes et de l'échange, du commerce, des monnaies, des transports, etc. ;

  • Et au-dessus, le capitalisme mondial, avec sa compétition pour le contrôle de circuits commerciaux complets, voire de pans entiers de l'économie.

La régulation devrait reconnaître l'existence de ces différents niveaux d'économie et leur intérêt pour fournir des accès à Internet abordables.

Métaphoriquement, on peut imaginer que le but de la régulation serait de remplir un bocal de cailloux. La régulation actuelle ne tient compte que des gros cailloux. Quand on essaie de remplir le bocal, on peut mettre au mieux trois ou quatre gros cailloux. Le bocal peut sembler plein, mais si on voulait remplir l'espace restant avec de l'eau, ça remplirait plus de la moitié du volume du bocal. Il est nécessaire de mettre en place une régulation qui remplirait le bocal en permettant aux plus petits cailloux et même aux grains de sable de cohabiter avec les gros cailloux.

Cette approche reconnaît et continue de valoriser les grands opérateurs, mais reconnaît également que les petits opérateurs et même les opérateurs de subsistance ont un rôle important à jouer. Il est important de faire remarquer que les petits opérateurs et les réseaux communautaires ne sont pas forcément conçus pour croître jusqu'à la taille des grands opérateurs, mais plutôt pour servir la zone géographique et le secteur de niche pour lesquels ils se sont crées.

Pour que ces acteurs se développent, il est nécessaire de faire émerger de nouveaux modes de régulation plus capacitants.

Autorisations

De nombreux pays laissent encore à désirer en ce qui concerne les autorisations de construire et d'exploiter des réseaux de communication électroniques, et n'ont toujours pas de règles basées sur la neutralité technologique et sur de simples déclarations. Souvent, le seul type d'autorisation disponible concerne l'échelle nationale, et implique des frais et des contraintes administratives conséquents. Quelques pays comme le Brésil et l'Inde ont adopté des systèmes d'autorisation au niveau régional ou municipal, mais ces procédures restent très bureaucratiques et sont hors de la portée technique et financière de la plupart des opérateurs potentiels. En revanche, dans des pays comme la Nouvelle-Zélande ou les États-Unis, aucune autorisation spécifique n'est requise en-dessous d'une certaine taille. Pour remédier à cette situation, il est nécessaire, d'une part de sensibiliser les décideurs et les organismes de réglementation aux bonnes pratiques existantes et d'autre part, de renforcer leurs capacités d'action.

Accès au spectre radioélectrique

Bien que le Wi-Fi ait connu une croissance exponentielle par son utilisation des bandes de fréquences « libres », les bandes soumises à licence ont également connu une demande croissante. On attend désormais des opérateurs qu'ils mettent des millions de dollars sur la table des enchères pour obtenir des licences sur ces bandes de fréquence à usage exclusif. Cela crée un obstacle insurmontable pour la quasi-totalité des acteurs souhaitant accéder au spectre. Même les opérateurs les mieux dotés peuvent se trouver obligés de répercuter ce coût d'accès au spectre sur les consommateurs. Il est donc nécessaire de s'inspirer du succès des fréquences libres en libérant de nouvelles fréquences sur le même principe. Il devient également nécessaire de mettre en place des solutions intermédiaires, entre absence totale de licence d'un côté et licence accordée à l'échelle nationale de l'autre. On peut citer l'allocation dynamique du spectre, nécessaire par exemple pour utiliser les anciennes fréquences de télévision analogique (TVWS pour « TV White Space »), ou la bande de fréquence CBRS [3]. On peut également imaginer un système de licences spécifiques pour les zones rurales et mal desservies. En bref, il y a de la place pour une large gamme d'alternatives créatives. Enfin, de nouvelles technologies radio qui utilisent des bandes très larges de fréquence avec de la détection de signal suggèrent que nous sommes potentiellement à la veille d'un changement de paradigme dans la gestion du spectre.

Accès aux infrastructures passives et aux réseaux de collecte

Avec l'augmentation de la demande en débit et en particulier la croissance du streaming via des services comme YouTube ou Netflix, il devient crucial pour les opérateurs de pouvoir accéder à des services de collecte longue-distance à très haut débit à des prix raisonnable. Cela devient l'un des facteurs les plus critiques pour pouvoir fournir des accès Internet à un tarif abordable. Pour assurer un accès équitable à cette ressource, il est nécessaire de mettre en place des politiques ouvertes d'accès. Peut-être plus important encore, la tarification de ces services de collecte doit refléter le caractère stratégique de ces réseaux à l'échelle nationale. Tout comme les routes ou les chemins de fer, les réseaux de collecte longue-distance et leur tarification doivent être pensés de manière à maximiser le trafic, pour permettre la pleine réalisation du potentiel d'externalités positives que ces réseaux représentent. De même, les infrastructures passives telles que les points hauts utilisés pour la radiodiffusion ou les poteaux électriques doivent être pensées du point de vue d'une diversité d'opérateurs qui pourraient en tirer partie.

Transparence

Même si un réseau en fibre optique est disponible à proximité, il est souvent très difficile pour un nouvel opérateur de savoir où se trouve le point de présence le plus proche afin de planifier et d'estimer les coûts d'accès à ce réseau. Il est également difficile de savoir à qui ont été attribuées des licences pour des fréquences radio potentiellement inoccupées ou inutilisées dans les zones rurales. De même, il est nécessaire d'avoir des informations concernant l'emplacement des pylônes pour que les collectivités et tout autre acteur puissent identifier les lacunes de connectivité et déterminer la meilleure approche pour y remédier. Les informations sur le déploiement de la fibre optique, des pylônes et du spectre devraient être en accès libre. C'est essentiel tant pour des questions de transparence, car des transactions de plusieurs millions de dollars sont effectuées, que pour des questions d'identifier les lacunes du marché et de pouvoir y répondre.

Taxation

Pour finir, de nombreuses taxes peuvent freiner le démarrage et l'exploitation d'un réseau. Dans certains pays, les frais de douane à l'importation représentent jusqu'à 40 % du coût total de l'équipement. Les autres taxes comprennent, entre autres, les redevances par pylône et par équipement installé, ainsi que des contributions aux fonds de service universel. Ces coûts supplémentaires doivent être financés par les utilisateurs finaux, ce qui limite encore davantage le caractère abordable du service.

Conclusion

La grande accessibilité de la production de contenus numériques sur Internet a permis une explosion de créativité des contenus et des services, se traduisant par une nécessité croissante d'être connecté à Internet. Quiconque ne disposant pas d'un accès à Internet abordable est de plus en plus laissé pour compte sur le plan social et économique. Afin de garantir à tous un accès abordable aux moyens de communication, nous devons libérer le même type d'énergie qui a stimulé la croissance de contenus et de services sur Internet. C'est en réduisant les obstacles à la création et au fonctionnement des réseaux communautaires que l'on permettra aux personnes mal desservies de répondre à leurs propres besoins. Ainsi, toute la frustration accumulée à cause du manque de connectivité pourra être canalisée dans des projets locaux, où les voisins s'entraident en mettant en place des solutions alternatives d'accès à Internet à la fois abordables et durables. Les autorités de régulation doivent comprendre que les réseaux communautaires sont complémentaires et ont un rôle essentiel à jouer dans la fourniture d'un accès à Internet accessible à tous.

[1] MarketsandMarkets. (23 mars 2018). Le marché Wi-Fi vaudra 15,60 milliards USD d'ici 2022.
[3] Le CBRS (service radio à large bande, ndt) est un cadre réglementaire en cours d'élaboration aux États-Unis. Il applique les mêmes principes d'allocation dynamique du spectre que pour le TVWS (portions de spectre inutilisées de la télévision, ndt), mais pour la fourniture de services LTE (Long Term Evolution, nom technique de la 4G, ndt) dans la bande de fréquences 3,5 GHz. Cette approche est pensée pour être adaptée à la fois aux petits et aux grands opérateurs.

 

Ce rapport fait partie de l'édition 2018 de L’Observatoire mondial de la société de l’information (OMSI) sur les Réseaux communautaires que des bénévoles de Framalang et de la Fédération des fournisseurs d’accès internet associatifs (FFDN) ont traduit en français.