Le présent communiqué a été originellement publié par ASUTIC.
Les propos d’un député de l’Assemblée Nationale du Sénégal, 2ème vice-président, ont été divulgués sur les réseaux sociaux.
Depuis lors, non seulement, il a été exclu du parti au pouvoir dont il est membre fondateur, mais il est aussi l’objet d’un lynchage médiatique pour des propos qualifiés de diffamatoires et d’injures publiques.
Encore une fois, l’actualité au Sénégal est dominée par la publication sur internet et les réseaux sociaux de contenus privés.
Au fur et à mesure de l’accroissement de l’accès à internet et de son appropriation par les populations, une tendance inquiétante s’est développée et est devenue aujourd’hui bien ancrée dans les habitudes des sénégalais: la divulgation de contenus privés sur les réseaux sociaux qui finissent sur la place publique.
Ces agissements malveillants sur l’honneur et la réputation, par la diffusion d'une conversation privée, de messages électroniques, sms, images et autres sans avoir le consentement de la personne concernée constitue une intention manifeste de nuire en portant atteinte au droit à la vie privée.
Le droit à la vie privée est une notion très récente au Sénégal et en Afrique. En effet, jusqu’à présent dans beaucoup de contrées africaines, la question du droit à la vie privée ne se pose pas : chaque personne est sous l’œil permanent de la communauté, qui a un droit de regard, au propre comme au figuré, sur elle. Les conduites individuelles sont ainsi disciplinées par cette surveillance de tous, par tous, sur tous. Les dérives aux normes collectives pouvaient être punies sans que la question du droit ne soit pas posée.
Néanmoins, le concept de vie privée n’est pas absent de la culture africaine, par exemple au Sénégal la notion de «sutura» est bien ancrée dans les pratiques. Ce mot de la langue «Wolof» signifie protéger ses activités du regard des autres mais aussi intimité.
Même si une définition universelle de la vie privée n’existe pas, son importance est telle que, elle a été élevée au rang de droit fondamental par les Nations Unies en adoptant la résolution 68/167 qui invite tous les États à respecter et à protéger le droit à la vie privée à l’ère numérique.
Le Sénégal a adhéré à tous les instruments internationaux y faisant référence: la Déclaration universelle des droits de l’homme (article 12) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 17).
Sur la plan régional, le Sénégal a ratifié en 2016, la Convention de l’Union Africaine sur la cybersécurité et la protection des données personnelles dont l’un des principaux objectifs, est de mettre en place, dans chaque État partie, un dispositif permettant de lutter contre les atteintes à la vie privée.
Au niveau national, même si l’expression « vie privée » n’est pas expressément mentionnée dans la Constitution du Sénégal, le droit au respect de la vie privée à l’ère numérique a un fondement constitutionnel. En effet, l’article 13 de la constitution consacre l’inviolabilité du secret des correspondances électroniques, sauf application de la loi.
Ce cadre légal de protection de la vie privée est renforcé par des dispositions de la Loi n° 2016-29 du 08 novembre 2016 portant Code pénal qui sanctionnent les atteintes au droit à la vie privée.
L'article 363 bis du Code pénal, puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans et d’une amende de 500 000 francs à 5.000.000 de francs celui qui au moyen, d’un procédé quelconque, porte volontairement atteinte à l’intimité de la vie privée, tandis que l’article 431-27 réprime la collecte et le traitement des données à caractère personnel dont la divulgation aurait pour effet de porter atteinte à la considération de l’intéressé ou à l’intimité de la vie privée d’une personne.
Quant à l'article 431-60, il puni d’un emprisonnement de cinq ans à dix ans et d’une amende de 500.000 francs à 10.000.000 de francs ou l’une de ces deux peines celui qui, par un moyen de communication électronique, affiche, expose ou projette aux regards du public, tout contenu contraires aux bonnes mœurs.
Malgré l’existence ce cadre légal répressif sur la publication de contenus privés qui portent atteinte au droit à la vie privée, le constat est que la personne qui divulgue n’est pas souvent poursuivie bien que l’intention de nuire est manifeste.
Ce sont plutôt, les auteurs des propos qui sont toujours poursuivis et se retrouvent en prison, sans compter la désapprobation et l’indignation unanime de la société. Mais pire encore, les victimes utilisent rarement les voies de recours à leur disposition.
Dès lors, la non-effectivité de la loi semble favoriser ce phénomène. Ainsi, les actions pénales pour endiguer ce phénomène, de plus en plus fréquent, bien que légitimes et nécessaires, montrent ainsi leurs limites.
Ce constat amène à poser ainsi la question des responsabilités dans la montée en puissance de ces pratiques. Aussi, non seulement, il y a une introspection sociétale profonde à faire sur les causes qui mènent les citoyens à s’adonner à de telles pratiques mais aussi s’interroger sur le fait que les discours dégradants et insultants sont non seulement relayés et popularisés par les médias de masse mais sont aussi bien souvent entretenus et montés en épingle, par cette même presse, à des fins mercantiles.
Que deviendrait ce pays, si tout ce qui se dit, se fait, dans les sphères privées est déversé sur la place publique? Qu’adviendrait-il de la cohésion sociale, si nul n’est à l’abri de ces pratiques particulièrement destructrices, humiliantes et dégradantes? Peut-on vivre avec la hantise d’être enregistré, filmé, photographié dans ses activités privées et intimes pour publication sur internet et les réseaux sociaux?
Il est donc temps de prendre toutes les mesures pour faire cesser les violations récurrentes du droit à la vie privée à l’ère numérique et créer des conditions qui permettent de les prévenir.
Cette mission de restauration du contrat social ne saurait être tempérée par aucune disposition légale au nom de la liberté d’expression. A défaut, c’est encourager les malfaiteurs au risque de faire exploser la cohésion sociale déjà fragile en cette période de crise sanitaire et économique.
A ce titre, ASUTIC rappelle, que l’État a toute la liberté mais aussi le devoir de garantir pleinement l’exercice et la jouissance, à tous les citoyens, des droits et libertés fondamentaux y compris le droit à la vie privée à l’ère numérique.
Toutefois, une réponse sociétale est nécessaire et elle devrait s’organiser autour d’une approche de type multi-acteurs (les citoyens, le système éducatif, la société civile, les medias, les universitaires) en concentrant les moyens sur l’effectivité de la loi mais aussi l’éducation au numérique et la sensibilisation au respect du droit à la vie privée.
La personne, si jeune soit-elle, doit comprendre le plus tôt possible ses droits et devoirs numériques et que l’information qu’elle communique sur l’Internet et les réseaux sociaux, de par son caractère viral, immédiat et international, implique d’être responsable. L’éducation au numérique est fondamentale pour faire comprendre à l’utilisateur qu’il est un acteur central de la société numérique en construction.
L’Association des Utilisateurs des TIC (ASUTIC) recommande:
D’appliquer la loi dans toute sa rigueur contre les pourvoyeurs des atteintes au droit à la vie privée;
D’informer les citoyens sur les moyens techniques et les voies de recours dont ils disposent pour se protéger;
Sensibiliser les citoyens au recueil du consentement afin de les mettre en garde contre la collecte et les mauvais usages des données d’autrui;
Invite les autorités à élaborer un ensemble d’outils pédagogiques visant à développer et à promouvoir auprès des jeunes un usage responsable du numérique en particulier au devoir de respecter le droit à la vie privée en ligne.