Les intermédiaires de l’internet (les FSI, les fournisseurs de contenus, les fournisseurs d’infrastructures) sont de plus en plus tenus responsables du contenu mis en circulation par leurs utilisateurs. Deux ans après une recherche sur la question en Ouganda pour un projet coordonné par APC, Lillian Nalwoga a discuté avec APCNouvelles des évolutions dans le pays, où l’adoption récente d’une loi anti-pornographie peut aller jusqu‘à envoyer des intermédiaires en prison.
APCNouvelles : De quelle façon la question de la responsabilité des intermédiaires de l’internet a-t-elle évolué ces dernières années en Ouganda ?
Lillian Nalwoga: Le 6 février de cette année, le président a fait adopter une loi, la Loi anti-pornographie 2014. Celle-ci criminalise la production, la mise en circulation, la publication, la diffusion, la mise sur le marché, l’importation, l’exportation, la vente et l’encouragement à « toute forme » de pornographie, ce qui pourrait avoir des retombées importantes sur la responsabilité des intermédiaires. Avec la pénalisation de la pornographie, la responsabilité des fournisseurs de service internet (FSI), des fournisseurs de contenus et des développeurs quant au contenu qui passe par leurs systèmes est directement visée. La loi met en place un Comité de contrôle de la pornographie qui tentera entre autres de mettre en place des logiciels pour bloquer la pornographie. Une fois obtenues, les FSI seront tenues d’installer ce logiciel pour surveiller, détecter, filtrer et finalement censurer toute pornographie. Un FSI dont le service aura été utilisé pour télécharger de la pornographie est passible d’une amende pouvant atteindre 10 millions de shillings ougandais (4000 USD), cinq ans de prison ferme ou les deux. En cas de récidive, le FSI risque la suspension de sa licence d’exploitation.
Le problème est que la définition du terme pornographie est extrêmement flou. La loi parle d’images à caractère sexuel, d’indécence, mais aucune distinction n’est faite entre pornographie douce et dure par exemple. Cette seule question a soulevé la critique de plusieurs activistes et organisations de la société civile.
Il se peut que le gouvernement utilise les filtres « moraux » de cette loi dans d’autres buts, éventuellement pour chercher des contenus sur l’homosexualité, ou pour cibler certaines personnes pour des objectifs politiques. Le sentiment de crainte qu’engendre le fait de savoir que d’autres voient ce qu’on fait sur le net affecte les droits de la personne à pouvoir choisir librement que voir et ne pas voir. De plus, la loi n’a pas bénéficié d’une large participation publique, ce qui nous préoccupe. La CIPESA s’est jointe à d’autres organisations de la société civile pour rédiger une série de déclarations et réclamer des amendements à la loi.
APCNouvelles : Il semble y avoir là une menace envers la liberté d’expression des citoyens. Y a-t-il d’autres mesures légales allant dans cette direction ?
Une autre mesure récente qui pourrait dissuader la liberté d’expression en ligne est la signature de la Loi anti-homosexualité de février 2014. Cette loi interdit toute forme de relation sexuelle entre personnes du même sexe, ainsi que la promotion ou la reconnaissance de relations homosexuelles. Promouvoir l’homosexualité, y compris à travers « des appareils électroniques comme l’internet, les films, les téléphones mobiles pour perpétuer ou promouvoir l’homosexualité » est passible d’une amende de 100 millions de shillings Ougandais (40 000 USD) ou d’une peine de prison d’entre cinq et sept ans. Les certificats d’inscription des organismes corporatifs, des associations ou des ONG pourront être annulés et leurs directeurs et promoteurs sont passibles d’une peine de 7 ans de prison pour « promotion de la pornographie ». On craint que cette clause n’entraine une répression contre les sites d’organisations qui travaillent avec la communauté LGBT en Ouganda.
Autre sujet de craintes, la nouvelle Loi ougandaise sur les communications de 2013, critiquée pour avoir octroyé un pouvoir inégal au ministère des TIC, maintenant responsable de l’approbation des budgets du régulateur et de la nomination des membres du bureau, avec l’approbation du cabinet. Cette loi a fusionné la Commission ougandaise des communications et le Conseil de radiodiffusion, les réunissant en un organisme unique, la Commission ougandaise des communications. Comme nous l’avons écrit dans notre précédente étude, en 2011 cette commission a émis une directive préconisant aux FSI de bloquer temporairement l’accès à Twitter et Facebook au cours des manifestations menées par l’opposition contre le prix élevé de l’alimentation et de l’essence. Malgré les doutes émis sur l’indépendance du régulateur, la nouvelle loi lui donne tout pouvoir sur la radio et l’internet. Ces derniers temps, on a connu une augmentation du nombre de directives émises par le régulateur pour indiquer ce que les stations de radio ne peuvent pas diffuser.
L’an dernier, le ministère de la sécurité a annoncé son projet de création d’un centre de surveillance des médias sociaux au nom de la protection de la sécurité nationale. Nous craignons que les opinions légitimes de la population ne soient supprimées uniquement pour avoir critiqué le gouvernement. La même année, la police a fermé quatre sites de médias pendant 11 jours – deux journaux nationaux et deux stations de radio – pour avoir publié et parlé du contenu d’une lettre interne au gouvernement « classée », contenant des précisions sur le projet présumé de succession du président de l’Ouganda qui souhaitait que son fils le remplace. Il est tout à fait possible qu‘à l’avenir, il arrive que les utilisateurs des médias sociaux soient eux aussi visés pour avoir parlé de sujets dans le sens de ceux qui ont posé problème à ces quatres médias.
Les particuliers sont eux aussi visés, comme le montre le rapport sur la transparence de Facebook pour le premier semestre 2013, puisque l’Ouganda faisait partie des cinq pays africains ayant demandé à l’entreprise de lui donner des informations sur un utilisateur. Facebook avait alors décliné la demande de l’Ouganda. L’augmentation de l’intérêt du gouvernement pour les agissements des utilisateurs en ligne risque par ailleurs de fomenter l’autocensure parmi la population.
APCNouvelles : Quel type de technologie utilise le système de surveillance des médias sociaux ?
On signale officieusement que le gouvernement surveille actuellement les communications et qu’il est sur le point de se procurer les logiciels et le matériel informatique nécessaire. Même si rien n’a été prouvé jusqu‘à présent, les rumeurs suscitent la crainte parmi les utilisateurs.
L’an dernier, au cours du second semestre, la CIPESA a réalisé en Ouganda, en partenariat avec le Citizen Lab de l’Université de Toronto, des tests de filtrage sur près de 180 sites hébergés au niveau local et international. Les tests réalisés avec le logiciel rTurtle n’ont détecté ni filtrage ni blocage. Deux sites web (un site de rencontres et un mandataire) étaient inaccessibles, mais les tests plus approfondis n’ont abouti à aucune conclusion définitive.
APCNouvelles : En quoi consiste votre engagement auprès du gouvernement ? Comment tentez-vous de faire changer les choses ?
L’avocat que nous avons consulté nous a conseillé de répondre aux dispositions les plus litigieuses de la Loi anti-pornographie à la Cour Constitutionnelle. Cela concernerait notamment la responsabilité des intermédiaires pour le contenu autorisé à passer par leurs réseaux ou y être hébergé. Il s’agit là d’une possibilité à laquelle nous songeons. Pour le moment, nous avons uni nos forces avec différentes organisations ougandaises de TIC et nous avons publié une déclaration pour demander la modification de la loi. Nous nous unissons pour pouvoir exercer une plus grande pression. Notre plaidoyer apporte également son soutien aux activistes pour les droits des femmes pour corriger la conception erronée selon laquelle la Loi anti-pornographie tente d’interdire les « vêtements indécents » ou les « mini-jupes », entrainant la mise à nu de plusieurs femmes dans les rues. Nous travaillons finalement à l’amélioration des compétences de différents groupes d’utilisateurs pour préserver leur sécurité en ligne et adopter un comportement éthique en ligne, à travers notre projet OpenNet Africa (www.opennetafrica.org) qui fait la promotion et le contrôle des libertés sur l’internet en Afrique.