Aller au contenu principal
Image courtesy Esther Payne

Voici le troisième volet de la série d’APC Construire l’avenir d’un internet libre, dans laquelle nous publions chaque mois un entretien avec des bénéficiaires de la subvention NGI Zero (NGI0). Financé par la Commission européenne, NGI0 soutient des projets de logiciels libres, de données libres, de matériel libre et de normes ouvertes. Il apporte un soutien financier et pratique sous diverses formes, notamment le mentorat, les tests, les tests de sécurité, l’accessibilité, la diffusion et bien d’autres encore.

Ce mois-ci, nous proposons un entretien avec Esther Payne, gestionnaire de communauté et défenseure des droits de la vie privée chez Librecast. L’organisation développe un logiciel libre et à code source ouvert (FOSS) capable de transmettre simultanément des données à divers groupes en multidiffusion, sans dépendre d’une structure centralisée. Lancé en 2016, le projet a postulé avec succès en 2019 au premier programme de NGI0 intitulé Search and Discovery. Librecast Live, un environnement de multidiffusion en direct, de conférence et de travail collaboratif à distance, a également reçu un financement du NGI Assure Fund.

Comme le disent les responsables d’équipe, Librecast est un « projet en faveur des droits humains déguisé en projet technologique », et nous désirions vivement savoir comment et pourquoi cela pouvait être le cas. Cet entretien a fait l’objet de modifications dans un soucis de clarté et de longueur.

Comment avez-vous entendu parler de NGI0?

Nous sommes toujours à l’affût de financements pour la recherche et le développement (R&D), mais ceux-ci sont le plus souvent octroyés à des institutions et des entreprises, plutôt qu’à des particuliers ou à de petits projets de logiciels libres qui débutent. La facilité du processus NLNet pour de petites allocations de démarrage a donc véritablement fait la différence pour nous. Cela nous a aidés à démarrer et à élargir le concept à partir de notre étude de faisabilité du logiciel de mise à jour IoT multidiffusion.

Nous avons également eu la chance d’obtenir une petite subvention pour tester les mises à jour de notre logiciel IoT sur du code multidiffusion IPv6 (IoTup) avec Fed4fire. Ce que nous avons toujours vraiment apprécié avec NGI Zero, c’est que le comité de sélection prend le temps de comprendre chacune des candidatures et entre en contact avec les candidats pour vérifier leur niveau de préparation avant d’entreprendre leur projet. La démarche de NGI Zero auprès de ses divers partenaires nous apporte un réel soutien et contribue à la pérennité du projet. NLNet prend également soin de communiquer à la communauté des logiciels libres quels services et éventuels programmes de soutien et de financement sont à notre disposition.

Dans un essai daté de 2023 intitulé « Five Years of NGI Zero », vous soulignez vos collaborations avec d’autres membres de NGI0, vous encouragez d’autres personnes à poser leur candidature pour NGI0 et vous les invitez à solliciter votre aide. Pourquoi un tel engagement ?

Mon engagement envers mon projet de Librecast, et au-delà pour NGI s’explique parce que tout revient finalement à une même chose : les droits humains. Notre environnement en ligne est actuellement dominé par des jardins clos tels que Facebook, Instagram, Microsoft et Google. Toutes ces entreprises, américaines, fournissent un service aux particuliers mais laissent les droits humains à leur porte et en particulier, le droit à la vie privée.

Notre société et notre gouvernement ont fait passer les droits des entreprises devant les droits des humains à vivre en sécurité, en vie privée et dans la dignité. Nous assistons en outre à des restrictions de l’internet de la part de certains régimes dans le but de bloquer toute communication avec le reste du monde. J’ai accroché un exemplaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme au mur de mon bureau. Chaque fois que je la regarde, elle m’aide à réaffirmer ma détermination à aider les autres à protéger leurs droits humains.

Le code que nous créons et les outils que nous utilisons peuvent aider ou nuire à l’humanité. Nos valeurs politiques sont inscrites dans notre code et dans les communautés que nous créons dans le cadre de nos projets. Ce code doit donc partir du concept des droits humains, et en particulier le droit à la vie privée et la liberté d’association. Tous les projets financés par NGI Zero encodent d’une manière ou d’une autre ce concept de droits humains. Si je veux aider d’autres personnes à rejoindre NGI Zero pour financer leur projet, c’est en raison de leur attachement à ces mêmes valeurs. Plus nous sommes nombreux, plus nous pourrons rassembler nos efforts pour construire l’internet de nouvelle génération (NGI).

Le budget de la subvention NGI0 couvre les travaux portant sur les fonctionnalités et la recherche et développement. Dans votre cas, que vous a permis de faire NGI0 ?

J’ai la chance que mon co-fondateur Brett Sheffield apprécie mon travail aussi bien pour Librecast qu’en dehors. C’est en partie parce que nous travaillons ensemble depuis plus de 15 ans. Le financement nous a permis de travailler tous les deux à temps plein sur Librecast, Brett code et je l’aide à rester concentré sur le code. Je rédige les demandes de subvention pour des travaux complémentaires, je dirige les tâches qui incombent à la communauté, j’assure la liaison avec d’autres projets et je veille à ce que nous remplissions nos objectifs. En général, les développeurs individuels travaillent seuls et ont tendance à être un peu débordés, à la recherche de financements supplémentaires ou de moyens de distribution pour leur logiciel. Ici il y a un véritable aspect social, communautaire, et je suis heureux d’apporter ce soutien, d’autant que ce type de travail n’est pas souvent apprécié à sa juste valeur dans d’autres communautés de projet.

NGI Zero offre aux projets des ressources supplémentaires pour consolider leur communauté et leur sécurité, et les développeurs ont la liberté de redistribuer une partie de leur subvention à des projets qui les soutiennent. Obtenir un financement vous enlève toute préoccupation [d’argent]. Et cela signifie qu’à votre tour, vous êtes en mesure d’aider d’autres projets à qui il manque certaines compétences ou qui ont juste besoin de conseils sur les financements ou les ressources auxquelles ils peuvent prétendre. Il est important pour moi de redonner aux autres autant que possible ce que j’ai pu obtenir. Comme le dit le dicton, telle « la vague qui entraîne tous les bateaux avec elle », je veux que le plus de gens possible puissent monter sur ce bateau ou mieux encore, construire davantage de bateaux. Je veux apporter ma contribution pour bâtir des communautés saines de projets, et NGI Zero me permet de le faire.

Contribuez-vous à d’autres subventions prolongées pour des projets de NGI0 ?

Librecast est encore un projet relativement récent et de petite taille. Les premières années de NGI Zero ont principalement été consacrées à la coordination sociale avec les autres bénéficiaires. Nous sommes particulièrement proches du projet Interpeer qui propose des technologies pour des architectures distribuées de logiciels libres, avec une pile de réseau sécurisée et efficace axée sur l’humain, spécialement conçues pour protéger les droits humains. Nos deux projets s’intéressent à la question des droits humains et à la manière de les appliquer à l’ensemble de la pile. Les objectifs de Librecast et d’Interpeer sont très similaires, visant explicitement à concevoir des logiciels et des réseaux basés sur les droits humains, avec des réseaux conçus dès le départ pour y incorporer explicitement la liberté de parole et d’association. C’est là que la coordination politique entre en jeu. Concevoir un logiciel que n’importe qui puisse utiliser, étudier, modifier et distribuer est un acte politique. Choisir de refuser le développement d’un logiciel propriétaire est un acte explicitement politique et social : on choisit de donner notre travail à la communauté.

Nous travaillons actuellement à l’intégration de Librecast dans Interpeer. Nous avons toujours aspiré à mettre des outils à disposition (comme LCRQ et liblibrecast) sous forme de bibliothèques de logiciels permettant à d’autres développeurs de créer des applications multidiffusion. Ces outils restent de taille réduite pour que le code soit facilement visible et adaptable. 

Récemment, nous avons déclaré au cours d’une interview pour NGI : « Nous ne sommes pas les seuls à faire ça. Nous n’avons pas de concurrence. Toute personne qui s’efforce d’améliorer et de défendre les droits humains est notre alliée. Il existe de nombreuses manières d’arriver au sommet de cette montagne. » Il y a peu, nous avons également signé la lettre ouverte de NGI rédigée par Petites Singularités en réaction à l’exclusion de NGI des financements de Cluster 4. C’est incroyable de voir autant de projets et d’organisations se mobiliser et être mises en lumière. Les financements de NGI ont fait une telle différence pour un nombre tellement impressionnant de projets. J’espère pouvoir collaborer à l’avenir avec d’autres projets comme nous le faisons actuellement avec Interpeer.

Il n’y a aucune garantie que le mécanisme de financement en cascade de NGI0 sera renouvelé. Comme vous l’avez mentionné, vous avez signé une lettre ouverte [qu’APC a également signée] demandant un soutien financier continu pour les logiciels libres. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

Il nous faut examiner le contexte actuel du monde des technologies en général. La mode est à l’IA, et il n’y a apparemment pas de place dans le budget pour NGI Zero puisque la plupart des investissements sont destinés à l’IA. Pourtant si vous regardez bien la lettre ouverte, vous verrez que des projets d’IA l’ont également signée. La situation est donc plus complexe qu’elle n’en a l’air, ce n’est pas uniquement que l’IA accapare toute l’attention et les financements.

Horizon Europe concentre son action sur la R&D industrielle, visant la création de grandes organisations licornes selon le modèle de Google, Facebook, Microsoft, etc. Un tel objectif me pose quelques problèmes. Il se trouve que les innovations sont le plus souvent le fruit d’équipes très petites ou d’individus. Lorsqu’on crée de grands organismes, ils finissent le plus souvent à se baser dans les grandes villes. L’UE souhaite au contraire mettre un frein au dépeuplement de certaines régions européennes vides, qui étaient historiquement agricoles. Mais l’UE n’est pas une organisation monolithique : elle est au service de citoyen·nes et de résident·es aux objectifs très variés. Les logiciels libres ont cette capacité de décentralisation, permettant aux gens de travailler depuis leur domicile et de collaborer à distance, et donc d’habiter ces espaces moins peuplés. Ce serait en outre meilleur pour l’environnement.

Pour en revenir au NGI Zero, l’arrêt des financements en cascade entraînera de nombreuses complications pour les projets. Les impacts ne s’en feront pas sentir en 2025 mais seulement à partir de 2026, avec la fermeture en 2027 du programme actuel NGI Zero Core puis des autres programmes NGI. Les possibilités de financement pour les logiciels libres seront en réalité réduites dès 2025 avec l’annonce récente de la pause d'un an du Fonds pour les projets communautaires RIPE. Le fonds Sovereign Tech ne couvrira quant à lui pas de nouvelles idées ni de nouveau projets. Il y aura donc moins d’argent à circuler et les projets n’auront plus accès à l’argent nécessaire pour financer le développement sur le long terme.

L’internet et le web que nous avons aujourd’hui sont le résultat d’années de travail et d’investissements gigantesques. En comparaison, le développement de projets dans le Fediverse s’est fait avec un budget extrêmement limité. La valeur que nous ajoutons est immense, nous sommes répartis partout en Europe et dans le monde, et l’arrêt du financement en cascade serait désastreux pour la communauté des logiciels libres. Ce qui est ridicule quand on considère combien de nos systèmes fonctionnent sur des logiciels libres. Sans ce financement, les risques d’attaques de sécurité XZ augmenteront, sans parler d’une éventuelle nouvelle panne informatique mondiale.

L’UE doit réfléchir à des investissement à plus long terme, avec des programmes sur des décennies et non sur trois ans. Sinon, tous les projets se transformant en licornes décamperont vers la Californie où leurs sociétés de capital-risque leur diront d’aller. Si on veut créer cet internet de nouvelle génération, il faut qu’il soit construit par des personnes issues de différentes origines, orientations et expériences. Ce qui rend les fonds NGI uniques, et notamment NGI Zero, c’est justement l’amplitude des appels.

 

Xavier Coadic est consultant pour le consortium NGI0. Activiste pour les logiciels libres/à code source ouvert, il a 15 ans d’expérience dans les cultures et les communautés open source libres (logiciels, matériel de données, wetware, décideur·euses et groupes politiques, recherche et développement).