De nombreux gouvernements africains sont en train de réglementer l’internet pour mieux en contrôler les flux d’informations. Dans ce cadre, la tendance se généralise pour rendre les intermédiaires responsables du contenu que leurs utilisateurs mettent en circulation sur leurs plateformes et leurs réseaux. APCNouvelles a interrogé le chercheur Nicolo Zingales à ce sujet, dans le contexte africain.
APCNouvelles : Selon vous, en quoi la responsabilité des intermédiaires concerne-t-elle les activistes pour les droits de l’internet ?
Nicolo Zingales: La responsabilité des intermédiaires peut toucher potentiellement toute personne qui communique via l’internet. Le simple fait que les intermédiaires puissent être considérés responsables pour avoir « transmis le message » tend à la création d’un système contraire à la liberté de parole, qui peut se manifester de deux façons. La première, lorsqu’une personne demande que l’intermédiaire supprime certains contenus téléchargés : la possibilité d‘être mis en cause pour ne pas avoir répondu à de telles demandes incite l’intermédiaire à une semi-obéissance (ou tout du moins à commettre des erreurs qui favorisent la censure plutôt que la libre expression). Il effectuera le plus souvent une procédure de retrait, lorsque le système légal le permet.
Le second type de manifestation de ce problème provient du fait que l’intermédiaire est incité à empêcher dès le départ la présence ou le téléchargement de certains contenus pour lesquels il risque d‘être tenu responsable, dès qu’il estime que le contenu risque d‘être jugé illégal. L’intermédiaire peut alors adopter des conditions restrictives qui interdisent les contenus jugés « dangereux ». Souvent, cette notion englobe les contenus hors-norme, qui ne suivent pas les opinions prédominantes ou qui ont une compréhension élargie du droit des personnes à la vie privée, la dignité ou la propriété intellectuelle. À ce sujet, il conviendrait de rappeler que la critique, la parodie et la transformation de contenus d’autrui font partie intégrante de la liberté d’expression – aussi bien que de la loi pour les droits d’auteur, souvent invoquée pour justifier les restrictions sur la liberté d’expression.
Je pense que cet effet dissuasif est un problème qui concerne particulièrement les activistes : leurs tentatives de changement peuvent s’avérer controversées, tant pour les gouvernements que pour certains types d’individus, si bien qu’ils ont besoin de pouvoir contourner les droits d’autres personnes à restreindre leur expression. Donc, s’il est important que la responsabilité des intermédiaires soit limitée et raisonnable en règle générale, dans le cas des activistes cela s’avère d’autant plus important pour leur garantir une certaine liberté d’expression.
En outre, il convient de prendre en compte la question de la responsabilité des intermédiaires en ce qui concerne l’utilisation des informations personnelles de leurs utilisateurs, qui n’est pas considérée comme étant de leur responsabilité au sens strict (c.-à-d. de leur responsabilité indirecte pour le contenu créé par les utilisateurs) mais qui peut tout de même être liée à la sphère de compétence des intermédiaires et donc à la responsabilité des intermédiaires au sens large. C’est ainsi que la responsabilité des intermédiaires qui révéleraient des données personnelles aux gouvernements ou à des parties privées notamment en contrevenant aux règles juridiques applicables représenterait une infraction directe. Bien entendu, les lois qui gouvernent ce type de comportement finissent également par affecter la liberté d’expression des utilisateurs eux-mêmes, et leur volonté à entreprendre certaines transactions (dont l’utilisation de services internet dans certains pays) pourtant essentielles pour les activistes s’ils veulent atteindre leur public.
APCNouvelles : Pouvez-vous me donner des exemples d’intermédiaires de l’internet avec qui les gens interagissent quotidiennement, dans le monde et en Afrique ?
Dans le document d’information j’ai parlé de l’omniprésence actuelle des intermédiaires, intrinsèques à la communication mondiale en réseau, puisque l’intermédiation est présente à plusieurs niveaux de la chaîne de communication. Je peux cependant penser plus spécifiquement à trois catégories d’intermédiaires dont j’ai parlé dans le document, à qui on fait le plus souvent appel pour émettre des jugements cruciaux sur des contenus créés par des utilisateurs. La première, les fournisseurs de service internet (FSI), qui sont au sens strict les fournisseurs de connectivité à l’internet. La deuxième, les réseaux sociaux et les moteurs de recherche, même s’il convient de remarquer que la plupart des entreprises qui offrent ces services ne se trouvent pas en Afrique (souvent aux États-Unis) et que cela entraîne donc un problème quant à la juridiction à appliquer et par rapport aux normes et standards qui diffèrent parfois de celles que ces entreprises doivent suivre dans leur pays d’origine. La troisième, les sites d’informations, les blogues et autres sites qui permettent aux utilisateurs de faire des commentaires ou de rédiger un article.
APCNouvelles : Dans votre article, vous faites référence au terme de « sphère de sécurité » dans les cadres juridiques. Pourriez-vous expliquer cette expression, et nous donner des exemples dans des pays africains ? Quelle importance ont-elles ?
En gros, le terme de sphère de sécurité renvoit à un domaine légal que les entreprises peuvent utiliser en toute sécurité, pour s’abriter de toute responsabilité. On appelle également cela « immunité », même si les entreprises n’obtiennent jamais une immunité totale – puisque leurs bénéfices dépendent de certaines conditions à remplir.
À ma connaissance, l’Afrique du sud est pour le moment le seul pays d’Afrique qui propose de telles exonérations. À cet égard, il faut reconnaître que l’introduction dans la législation de ce concept de sphère de sécurité – inspiré de systèmes plus anciens et parfois plus avancés comme aux États-Unis ou en Europe – constitue une bonne pratique qui fait figure de chef de file dans la région.
Mais il faut aussi admettre que la sphère de sécurité pose également problème, en raison de la rigueur des conditions qu’elle impose, puisque les entreprises sont tenues de s’affilier à un organisme représentatif agréé et d’adopter et mettre en œuvre le code de conduite correspondant. Étant donné les difficultés et le temps nécessaire pour remplir les conditions qui permettent de se constituer organisme représentant, on comprendra pourquoi il n’y a pour le moment qu’un seul organisme représentant en Afrique du Sud, l’Association de fournisseurs de service internet (l’ISPA). Pour le moment en Afrique du Sud, un intermédiaire qui souhaiterait bénéficier de la sphère de sécurité doit s’inscrire à cette association, ce qui peut poser problème ou manquer de sens dans le cas d’entreprises dont le modèle diffère totalement de celui d’un FSI. De plus, les petits intermédiaires comme les blogueurs n’ont pas forcément les moyens de payer les droits annuels permettant de s’affilier à l’ISPA, si bien que soit ils fonctionnent avec la menace d’une responsabilité indirecte, soit ils sont dissuadés de commencer ou de continuer leur activité.
Les entreprises ont besoin d’une certaine sécurité juridique, et d’un domaine préservé qui leur permette la création de plateformes de libre expression, des plateformes sur lesquelles les gens puissent s’exprimer librement, selon certaines limites proportionnelles. S’il manque une structure sur laquelle se baser, cela laisse la porte ouverte à ce que les juges, et plus inquiétant, les gouvernements, interprètent la loi de façon à dissuader ce type d’activités d’expression sur les plateformes.
APCNouvelles : Qu’implique cette responsabilité pour un intermédiaire d’internet, et quelles sont les conséquences pour l’utilisateur d’internet ?
À partir du moment où il peut être tenu responsable, un intermédiaire adoptera probablement une certaine prudence pour juger le type de contenu qu’il peut autoriser sur sa plateforme. On l’a déjà vu avec la censure de contenus que Facebook jugeait offensants ou indécents, alors que la plupart des utilisateurs ne les percevaient pas ainsi (l’exemple type est la photo de mères allaitant leur enfant). Souvent, ces censures sont dues au risque encouru de responsabilité indirecte.
APCNouvelles : Pouvez-vous nous donner des exemples des meilleures et des pires pratiques en Afrique, tant en termes de législation que de pratiques de facto ?
Je vous ai déjà parlé de la sphère de sécurité en Afrique du Sud, qui me semble une bonne pratique particulièrement remarquable étant donné l’importance de leur mise en place. La plupart des pays africains dont nous avons parlé lors de notre atelier sur les intermédiaires de l’internet ne proposent rien de semblable.
Il s’agit donc d’une très bonne pratique, mais encore une fois, avec le problème des conditions à remplir pour jouir de ce droit, et le fait qu’actuellement, l’utilisateur ayant à l’origine posté le contenu ne participe absolument pas au processus de décision qui entraine l’intermédiaire à enlever ce contenu.
Pour citer une deuxième bonne pratique, je mentionnerai le code de conduite de l’ISPA qui, malgré des imperfections, estime qu’il est essentiel de respecter les droits fondamentaux comme le droit à la vie privée et la liberté d’expression. Pour terminer, nous avons appris que le processus législatif et d‘élaboration de politiques de TIC du Kenya s’est largement amélioré ces dernières années en ce qui concerne la sensibilisation et la consultation, ce qui a permis d’obtenir des normes largement acceptées par les différentes parties prenantes. Même si aucune loi spécifique n’a été élaborée sur la responsabilité des intermédiaire, il s’agit là d’un modèle possible pour déterminer les régimes de responsabilité des prestataires intermédiaires en Afrique.
Quant au côté négatif, de nombreux pays en Afrique exigent aux intermédiaires (y compris aux opérateurs de mobiles et aux cybercafés) d’enregistrer leurs utilisateurs, le plus souvent avec leur carte d’identité. Nous avons vu que ce mode de fonctionnement peut engendrer des cas de non-observance de la loi quand cela est ressenti comme source d’inégalités. Si les régulateurs devaient suivre la loi à la lettre, il ne resterait que peu ou pas du tout de cybercafés.
Nous avons également appris lors de l’atelier que dans les pays africains, les régulateurs jouissent souvent d’un grand pouvoir administratif notamment pour intervenir au cours du processus et par exemple modifier les conditions des licences. Ceci permet aux gouvernements et aux régulateurs d’exiger à peu près tout ce qu’ils veulent des intermédiaires, ou au moins de travailler dans un cadre trop flou pour pouvoir garantir les droits constitutitionnels. C’est ce qui arrive au Nigéria et en Ouganda.
En règle générale, il me semble que l’un des grands problèmes en Afrique est la quantité de « picorage » ; souvent, on reprend une politique jugée comme une bonne pratique autre part dans le monde, on la sort de son contexte (qui peut être en Europe ou aux États-Unis) et on la reproduit sans prendre en compte le contexte légal et social ni les complications qu’elle pourrait engendrer. Il faut vraiment commencer à élaborer les politiques plus rigoureusement, en prenant toutes ces questions en compte.
APCNouvelles : Pourquoi les intermédiaires de l’internet ont-ils des réponses si inadaptées face aux différentes formes de violence contre les femmes perpétuées à travers la technologie ?
J’avoue que je ne suis pas un expert à ce sujet, il ne m’est pas possible de dire si leurs réponses sont totalement inadaptées, mais je peux parler de ce qu’on nous a dit pendant l’atelier. Une personne qui travaille sur les droits des femmes a fait une présentation où elle se plaignait du manque de remèdes efficaces dans le monde virtuel pour combattre la violence envers les femmes.
Il y a là deux problèmes. Tout d’abord, le fait que la diffamation, les insultes et tout discours haineux dans le monde virtuel peut faire autant de mal que la violence physique dans le monde réel. Une insulte dans un tel contexte sera même démultipliée du fait du nombre important de personnes qui pourra la voir. Voilà pourquoi le rôle des intermédiaires est si important ; pour résoudre le problème de ce type de commentaires, ils doivent les identifier avant de les retirer immédiatement.
L’autre question est justement le manque de système de remédiation rapide et efficace face à ce type de situation. Les utilisateurs ont le plus souvent – si ce n’est toujours – la possibilité d’aviser l’intermédiaire de la présence de ce type de contenu, mais il arrive souvent que l’intermédiaire de réponde pas rapidement ou de façon responsable. C’est la raison pour laquelle pendant l’atelier, nous avons discuté du rôle d’une « approche responsable » pour les intermédiaires, qui dépasse le strict cadre de la loi.
À ce sujet, j’ai moi même fait directement l’expérience de la lenteur de réactivité d’un intermédiaire (Facebook) pour répondre à des questions ou des plaintes. Et je dois reconnaître que dans le cas de commentaires offensants, des progrès restent à faire pour garantir une résolution du problème qui soit à la fois rapide et efficace : plus le commentaire offensant reste longtemps en ligne, plus le risque de souffrance augmente pour la victime. Je dois cependant reconnaître qu’il ne serait pas évident pour les intermédiaires de filtrer tous les contenus pour tenter d’identifier ce type de discours dès leur mise en ligne, et de le bloquer sur leur plateforme. Et je considère que cela reviendrait à souhater une surveillance des contenus, ce qui va à l’encontre de l’un des principaux principes sur lesquels l’exonération de la responsabilité des intermédiaires de l’internet est basée dans le monde.
Dans ce cas en particulier, il me semble que la rapidité est primordiale. On pourrait même imaginer d‘établir une présomption de validité de la plainte, ou un autre type de mécanisme qui permette aux parties affectées d’agir immédiatement sans que la personne ayant écrit le commentaire n’ait l’opportunité de répondre. Mais il faudrait alors mettre en place une procédure permettant à cette personne de faire appel pour justifier son acte, et que la justice puisse avoir le dernier mot quant à la légalité du contenu problématique.