Bien que l’expression soit déjà connue depuis le début des années 2000 et que le concept soit encore plus ancien, le débat sur la neutralité du réseau s’est intensifié ces dernières années, en particulier en ce qui concerne l’internet. Les mises en garde des activistes contre le jour où l’internet tel que nous le connaissons « mourra » sont rejetées par les PDG de certaines des plus grosses compagnies de télécommunication dans le monde, qui les qualifient de théories de conspiration. Il n’empêche que les régulateurs de l’industrie et les gouvernements tentent d’adopter des lois qui réglementeront la neutralité du réseau. Cette question a d’ailleurs été un des sujets abordés lors des élections présidentielles de 2008 aux États-Unis.
Qu’est-ce que la neutralité du réseau et pourquoi est-ce si important ?
Dans son contexte moderne, la neutralité du réseau est le principe consistant à laisser tout le trafic de l’internet circuler également et impartialement, sans discrimination. Cela permet aux internautes d’accéder à n’importe quel contenu ou application du Web, sans restrictions ni limites.
Ce principe est tenu pour acquis par la plupart des milliards de personnes qui accèdent à l’internet tous les jours dans le monde, même si dans bon nombre de pays l’utilisation est limitée par la censure gouvernementale. Mais le débat sur la neutralité du réseau n’est pas limité aux pays dans lesquels les gouvernements exercent une censure sur l’internet – bien au contraire puisque c’est aux États-Unis que le débat est le plus intense. Et comme la connectivité mondiale à l’internet est assurée par un ensemble complexe d’ententes d’interconnexion, les restrictions ou les limites qui s’appliquent aux États-Unis toucheraient la communauté et l’économie de l’internet dans le monde entier.
Ceux qui craignent que la neutralité du réseau finisse par être compromise affirment que certaines compagnies de télécommunication – celles qui possèdent et exploitent les lignes de transmission des appels téléphoniques et du trafic internet – prévoient d’adopter un mécanisme permettant d’imposer des frais supplémentaires pour certains services sur ces lignes, ce qui rendrait l’internet plus cher et donc moins abordable pour certains. Les fournisseurs de contenu et d’applications imposeraient ces frais supplémentaires pour des services qui rendraient certains de leurs sites Web et serveurs plus accessibles que d’autres (plus rapides) alors que les autres services pourraient être plus lents. Ces coûts supplémentaires pourraient signifier la fin des petits fournisseurs de contenu qui n’auraient pas les moyens de les payer pendant que ceux qui resteraient feraient répercuter ces coûts sur les utilisateurs finaux.
Pire encore, de nombreuses entreprises de télécommunication devenant elles-mêmes des fournisseurs de contenu, on craint qu’elles n’apportent une certaine partialité voire une censure en vue d’obtenir un avantage concurrentiel. Par exemple, si l’une de ces entreprises décidait de lancer son propre moteur de recherche, elle donnerait la priorité à son propre service par rapport à, disons Google, et obtiendrait des gains commerciaux grâce à, par exemple, des recettes publicitaires.
Les critiques du débat sur la neutralité du réseau – en tout premier lieu les grandes entreprises de télécommunication – prétendent que cette éventualité ne peut se produire dans un marché concurrentiel et que la concurrence, plutôt que la réglementation, devrait assurer la neutralité du réseau. Mais les regroupements récents dans le secteur, en particulier aux États-Unis, font justement naître cette préoccupation : la concurrence pourrait être arrivée à de tels compromis qu’elle ne garantirait plus la neutralité du réseau.
Arguments pour
Depuis ses origines dans les secteurs militaire, universitaire et de la recherche à la fin des années 90, l’internet a évolué vers des applications commerciales et est devenu un système de communication vital. Tout au moins dans le monde développé, il a rejoint les réseaux routiers et ferroviaires, le système postal et le réseau de téléphonie mondiale en tant qu’infrastructure et service de base essentiel sans lequel de nombreux processus administratifs et communications personnelles seraient impensables. Les pays en développement bénéficient également de la convergence de l’internet avec les télécommunications et les médias traditionnels, qui sont souvent sous-développés en raison de la faiblesse du secteur privé. L’énorme croissance de l’internet repose en grande partie sur son architecture ouverte et sur le fait qu’il reste largement non réglementé, ce qui permet aux particuliers et aux entreprises du monde entier de contribuer au marché mondial et d’y accéder.
Il n’est pas surprenant dans ce contexte que le grand public et le milieu des affaires soient sensibles à la question de la neutralité du réseau et favorisent généralement tout ce qui puisse en assurer l’accès illimité, le faible coût et un contenu libre et non biaisé. Mais on ne peut bien entendu pas oublier tous ceux qui veulent que soient imposées des mesures qui éliminent du réseau tout contenu choquant ou criminel (p. ex. la pornographie juvénile) ou qui mettent fin aux pourriels.
Ce sont les petits fournisseurs de contenu et d’applications, en particulier, qui craignent leur élimination du marché s’ils avaient à payer des frais plus élevés pour des connexions privilégiées de leurs serveurs à l’internet. La neutralité du réseau fait en sorte que ce soient les meilleures idées qui soient récompensées et non celles qui sont les mieux financées. Pourtant, même les grands comme Google, Yahoo, eBay et Amazon font partie de ceux qui préconisent la neutralité du réseau car ce sont eux qui, en fin de compte, paieraient le plus en terme absolu si les entreprises imposaient des prix plus élevés pour leurs services privilégiés.
La neutralité du réseau est défendue par bien d’autres groupes, notamment ceux qui plaident pour les droits des consommateurs, la liberté de la presse et la liberté de parole, ainsi que par des personnalités qui comptent parmi les pères fondateurs de l’internet et du World Wide Web, comme Vint Cerf et Tim Berners-Lee.
Au niveau politique, pendant la campagne électorale de 2008 aux États-Unis, la neutralité du réseau a été à l’ordre du jour des candidats démocrates à la présidence. Tant Barack Obama que Hillary Clinton se sont dit en faveur de la Loi sur la préservation de la liberté de l’internet, appelée également Projet de loi sur la neutralité du réseau. Alors que le candidat républicain John McCain, opposé à la réglementation de la neutralité du réseau, a réussi à attirer les contributions des grandes compagnies de télécommunication américaines, ce sont les candidats démocrates qui ont reçu la majorité de celles des employés de ces compagnies – ce qui prouve que les employés individuellement ont une opinion très différente de celle de leurs employeurs sur cette question.
Arguments contre
M. McCain a déclaré qu’une loi sur la neutralité du réseau pourrait être contreproductive et de fait nuirait à l’ouverture de l’internet. Il est soutenu dans cette opinion par les grandes compagnies de télécommunication et fournisseurs de service internet (FSI), ainsi que par les inventeurs de l’internet et ingénieurs des réseaux, fabricants de matériel et autres groupes d’affaires.
La question de la qualité du service est au cœur de l’opposition des grandes compagnies de télécommunication et des fournisseurs de service à large bande à la neutralité du réseau. Pour eux, l’internet n’a pas été conçu pour traiter les applications à forte utilisation de bande passante qui se multiplient actuellement, comme la vidéo sur demande, le réseautage poste à poste (P2P) ou les jeux en ligne, et ils doivent pouvoir contrôler la qualité du service en offrant des services différents (ou à deux vitesses) à leurs clients.
Ces opposants à la neutralité du réseau aiment comparer l’état actuel de l’internet au système téléphonique d’il y a 20 ans, au moment où on a commencé à offrir un deuxième niveau de service avec le téléphone sans fil. Au départ, la téléphonie mobile coûtait très cher car les compagnies devaient récupérer leur investissement dans les nouvelles infrastructures. Au début, seuls les plus riches pouvaient s’offrir le nouveau service, mais les prix ont fini par baisser et dans un marché non réglementé, le service s’est amélioré. Les opposants à la neutralité du réseau affirment qu’une réglementation gouvernementale visant à empêcher un internet à deux vitesses découragerait l’investissement dans les infrastructures et dans leur amélioration.
Les inventeurs de l’internet prétendent qu’en fait, le protocole internet, de par sa conception, contient les paramètres qui permettent de demander des niveaux de service différents et que même aujourd’hui, les partisans de la neutralité du réseau veulent protéger un internet dont les règles du jeu ne sont pas si équitables. Les applications sensibles aux retards, comme la voix et la vidéo en direct, sont prioritaires par rapport aux applications de données qui n’exigent pas une transmission en temps réel. Les appels de numéros d’urgence nationaux par internet pourraient recevoir une plus grande priorité. L’application BitTorrent P2P utilisée pour partager de grandes quantités de données ne se voit accorder qu’une bande passante réduite ou est même carrément bloquée. Et dans la plupart des pays, il est normal que les FSI offrent différents forfaits à large bande, avec des montants différents de bande passante, où les utilisateurs qui dépassent leur limite mensuelle retombent à un débit d’accès commuté ou paient un montant supplémentaire pour la bande passante supplémentaire utilisée.
Si les opérateurs de réseau ne peuvent pas installer une capacité de transmission infinie, ils peuvent développer de nouvelles infrastructures en fonction de la demande. S’ils ne peuvent ou ne veulent pas développer le réseau suffisamment rapidement pour satisfaire la demande, ils doivent contrôler la demande en augmentant les prix et ainsi maximiser leur profit. C’est ce que certains activistes de l’internet leur reprochent, mais c’est aussi ce que doit faire une compagnie privée – maximiser son rendement pour les actionnaires.
Une vision équilibrée : La concurrence plutôt que la réglementation
Le débat sur la neutralité du réseau porte essentiellement sur la question de savoir si l’on doit imposer une réglementation pour appliquer la neutralité. De nombreux partisans du principe de neutralité ne sont pas en faveur car cela pourrait facilement conduire à une réglementation excessive et à un ensemble de précédents qui alourdiraient encore la réglementation de l’internet. Mais les participants au débat confondent souvent la réglementation de l’internet comme tel avec la réglementation des infrastructures de télécommunication qu’il utilise.
La crainte que l’internet lui-même puisse être monopolisé et ait donc besoin d’être réglementé est en effet injustifiée. Toutes les tentatives de fournisseurs de service pour créer leur « propre forteresse », un monde dont le contenu et les services seraient autonomes et où on puisse accéder librement à l’internet pour un prix plus élevé ont lamentablement échoué et ne devraient plus se répéter. A chaque fois, les clients sont simplement passés à d’autres fournisseurs de service offrant moins de restrictions.
La réglementation n’est nécessaire que lorsque la concurrence a échoué ou n’est pas encore suffisante – et c’est souvent le cas avec l’infrastructure que l’internet utilise. Dans presque tous les pays, les télécommunications ont d’abord été le monopole d’une entité étatique qui a établi un réseau de télécommunication national et international sur plusieurs décennies, financé par l’imposition de prix monopolistiques sur les services. Lorsque la concurrence est introduite, il est rare que les nouveaux venus sur le marché reproduisent complètement cette infrastructure dans des délais raisonnables leur permettant de concurrencer directement l’opérateur historique. Par conséquent, les nouveaux concurrents négocient la location de parties de l’infrastructure de l’opérateur pour fournir leurs propres services jusqu’à ce qu’ils aient installé leur propre infrastructure, ou même indéfiniment.
Mais tant que l’opérateur historique est également fournisseur de services de détail, il verra les nouveaux venus comme des concurrents plutôt que des clients de gros et fera tout son possible pour leur rendre la vie difficile. La solution consiste à diviser structurellement l’opérateur historique, c’est-à-dire à le scinder en deux entités indépendantes : d’une part un fournisseur de services de détail et d’autre part une entité qui possède et exploite l’infrastructure du réseau et fournit des services de gros aux autres fournisseurs de services, y compris à l’ancienne division de détail de l’opérateur historique.
La plupart des opérateurs historiques résistent à cette séparation structurelle, même si les quelques exemples qui existent déjà (avant tout British Telecom) sont très réussis. Il s’agit d’un processus de transformation complexe qui prend du temps.
En attendant, la réglementation du dégroupement des lignes locales garantit aux autres fournisseurs de service un accès juste et ouvert à l’infrastructure des réseaux locaux de l’opérateur historique. Dans les pays qui ont adopté cette réglementation (la plupart se trouvent en Europe de l’Ouest), de nombreux fournisseurs de service se sont établis et ont co-implanté leur propre équipement DSLAM (multiplexeur d’accès de ligne d’abonné numérique) dans les circonscriptions de l’opérateur historique pour offrir leurs propres services DSL à large bande. La concurrence entre ces fournisseurs de service assure automatiquement la neutralité du réseau : si l’un d’entre eux décidait d’imposer des frais plus élevés, les clients n’auraient aucune difficulté à trouver un concurrent qui ne le ferait pas ou qui demanderait moins.
Mais dans la plupart des pays en développement, la concurrence est pratiquement inexistante puisque l’opérateur historique continue de monopoliser l’accès international et la dorsale nationale. Pour ce qui est de la neutralité du contenu et des applications, la crainte est que les opérateurs historiques empêchent la concurrence pour protéger leur service traditionnel de téléphonie contre les nouveaux fournisseurs de services qui utilisent la voix sur protocole Internet (VoIP). Dans plusieurs pays, même après la légalisation du VoIP, les opérateurs historiques se servent de leur monopole sur l’infrastructure nationale et la passerelle internationale pour saper les offres VoIP des fournisseurs de service concurrents. Dans certains cas, les arrangements d’interconnexion avec ces fournisseurs de service ont été carrément refusés ou reportés et certains opérateurs historiques ont été accusés de ralentir le trafic VoIP des fournisseurs de service concurrents pour détériorer la qualité du service. Les régulateurs de nombreux pays en développement sont relativement faibles et ne sont pas toujours en mesure de faire appliquer les règlements.
La situation est un peu particulière aux États-Unis, donnés en exemple en ce qui concerne la concurrence entre les entreprises de télécoms traditionnelles et les câblodistributeurs fondée sur les infrastructures, et qui a été le point de départ du développement de la large bande à la fin des années 90. D’importants regroupements ont eu lieu ces dernières années entre les grandes entreprises de télécoms, AT&T et Verizon contrôlant désormais environ 80 % du marché de la DSL et accaparant rapidement les parts de marché des câblodistributeurs. La détérioration de la concurrence qui en résulte, associée à une réglementation du dégroupement peu efficace, est la raison pour laquelle la neutralité du réseau fait l’objet d’un débat beaucoup plus vigoureux aux États-Unis qu’ailleurs.