Susana* a 39 ans. Elle exploite un petit terrain dans la vallée du Huaral – une région désertique semi-aride à 100 kilomètres de Lima, la capitale du Pérou. Suivant les conseils de son beau-frère et d’autres agriculteurs, elle finance sa petite exploitation grâce à des prêts contractés auprès de marchands en gros. Ces grossistes vendent à crédit leurs semences aux agriculteurs, à condition que ceux-ci leur revendent leurs récoltes à un prix fixe. Si bien qu’elle est obligée de planter du coton – pour le maïs, elle aurait besoin de ressources humaines qu’elle ne peut pas se permettre d’avoir. Quand elle a besoin de renseignements sur les traitements antiparasitaires, les engrais ou les moissons, elle se dirige vers les entreprises de matériel agricole ou bien elle va consulter son beau-frère.
Susana est un exemple type de petit propriétaire péruvien confronté à la prise de décisions pour leur exploitation, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme. Une autre cultivatrice, Noemi, explique que quand elle a besoin de plus d’informations sur le traitement antiparasitaire par exemple, « mon frère va au magasin qui vend des semences et demande des conseils aux professionnels ». La plupart des agriculteurs dépendent de leur « famille, amis et voisins pour les informations sur le marketing et la production, mais tendent à se rendre dans les entreprises commerciales pour les questions qui nécessitent l’avis de spécialistes », indique un rapport du CEPES, un groupe de recherches en sciences sociales de Lima.
Des télécentres sous-utilisés
Comme dans d’autres vallées de la côte du Pérou, les agriculteurs de la vallée du Huaral dépendent de l’irrigation pour leurs cultures. L’objectif du CEPES est de leur fournir des informations agricoles utiles grâce à l’internet et à d’autres nouvelles technologies. Depuis 2001, conjointement avec le conseil local d’irrigateurs, il a mis en place un certain nombre de télécentres dans différentes zones de la vallée afin de faciliter la distribution de l’eau d’irrigation et d’offrir l’accès à des informations sur l’agriculture.
Ces télécentres sont confrontés quotidiennement à de nombreux problèmes, mais le plus grave concerne leur durabilité financière. En théorie, des gens comme Susana devraient pouvoir payer les services offerts dans les télécentres – l’accès aux ordinateurs et à l’internet, et surtout les formations – et en tirer largement profit. Mais les télécentres ne sont pas utilisés autant que prévu, si bien que les membres du CEPES ont décidé d’effectuer une évaluation pour en connaître les raisons. Ils ont pour cela adopté la Méthodologie d’évaluation du genre (GEM) qui permet d’incorporer dans une approche scientifique un aspect sous-évalué lors de la conception du projet : les besoins des femmes.
Les télécentres sont « pour les enfants »
L’une des conclusions de l’évaluation GEM a été que les femmes du Huaral répugnent à utiliser les ordinateurs et l’internet. Susana se rend au télécentre de sa commission locale d’irrigation deux fois par an afin de payer les droits d’irrigation. On ne lui a jamais dit qu’elle pouvait utiliser les ordinateurs qui étaient là, et de toutes façons, elle pense qu’elle n’y arriverait pas puisque ses études se sont arrêtées au primaire. Elle sait qu’il existe des formations d’informatique pour les agriculteurs, mais elles sont toutes à 10 kilomètres de chez elle et le système de transports publics pose de gros problèmes de sécurité. Et même si des cours d’informatique étaient proposés près de chez elle, elle y enverrait ses enfants, parce qu’elle estime qu’elle a déjà trop de travail. Susana n’a jamais utilisé l’internet.
L’évaluation a également conclu qu’il fallait travailler spécifiquement avec les adultes les plus âgés. Janet, la coordonatrice du télécentre de Palpa, s’est rendue compte que les adultes d’âge mûr ne veulent pas apprendre avec des « enfants » (les formateurs de télécentres ont le plus souvent dans les vingt ans) et quand ils ont besoin d’un service du télécentre, ils se tournent généralement vers le coordonateur du centre. Plus les usagers du télécentre sont âgés, moins ils utilisent les ordinateurs et plus ils consultent les tableaux d’affichage et les autres moyens traditionnels de fournir des informations.
Dans le cas des femmes d’âge mûr, celles-ci semblent tout simplement avoir peur d’essayer ces nouveaux outils et sont convaincues que « ce n’est pas pour elles ». Dafne Sabanes, la facilitatrice GEM, explique que dans ce cas, « la peur est due à une éducation limitée et à un rôle principal cantonné à celui de femme au foyer ». De nombreuses femmes de plus de quarante ans ne sont allées que jusqu’au primaire, contrairement aux jeunes femmes de vingt ou trente ans. Dafne a remarqué qu’au Pérou, les jeunes femmes travaillent souvent dans les champs avec leurs maris. « La plupart des jeunes femmes sont allées à l‘école et sont elles-aussi à même de s’intéresser à la plantation de nouvelles cultures ou à l’utilisation de nouvelles machines dans les champs, obtenant les informations nécessaires par téléphone portable ou par l’internet », indique-t-elle.
L’évaluation GEM a également révélé que de nombreux utilisateurs potentiels, hommes et femmes, ne connaissent pas l’existence des télécentres et des possibilités qu’ils offrent en termes d’informations sur l’agriculture. Pour beaucoup, ce genre d’endroit est purement « décoratif » et ne s’adresse qu’aux enfants et aux adolescents.
« Les ordinateurs, c’est bon pour les secrétaires »
Cette situation est aggravée par le fait que les organisations locales d’irrigation ne sont pas suffisamment conscientes de la valeur des télécentres et ne leur apportent pas le soutien dont ils auraient besoin. La gestion des télécentres est apparentée à un « travail de secrétariat » et d’ailleurs, la plupart des coordonateurs employés sont des femmes. L’évaluation a malheureusement mis en évidence que dans certains cas, ni les coordonateurs ni les organisations ne comprennent l’utilité de l’internet et des télécentres, et qu’ils ne sont pas conscients de leur potentiel. Les coordonateurs sont donc peu motivés et manquent de compétence.
Quelques femmes ont obtenu des bénéfices concrets grâce aux télécentres et aux informations sur l’agriculture auxquelles ils permettent d’avoir accès. Janet par exemple a suivi une formation de secrétariat et espère qu’un jour, sa commission locale d’irrigation aura son propre site web. Grâce à l’accès internet dans son télécentre, elle a commencé à cultiver des avocats dans son jardin, et a transmis son savoir à son mari. Si elle ne souhaite pas se consacrer à temps complet à cette activité, cela lui permet tout de même d’obtenir un revenu supplémentaire qui l’aidera à pouvoir réaliser un jour son rêve d’ouvrir une librairie. Ysabel, quant à elle, après avoir travaillé en tant que coordonatrice d’un télécentre, est partie travailler dans une entreprise de marketing pour le maïs. Elle raconte qu’elle a pu faire valoir son expérience au télécentre pour obtenir cet emploi, surtout en ce qui concerne le contact avec les agriculteurs. L’entreprise pour laquelle elle travaille aujourd’hui est la troisième plus importante du Huaral dans ce domaine.
Les choses vont-elles changer ?
Les conclusions de l’évaluation ont été transmises aux conseils d’irrigateurs et aux dirigeants des télécentres. La plupart des propriétaires et des membres du conseil d’irrigation sont des hommes, et seules les femmes « chefs de foyer » y ont un rôle actif. L’habitude de sous-estimer ainsi les femmes est souvent très ancrée dans les communautés et on ne les changera pas du jour au lendemain. Au Huaral, l’application de la GEM a fait réfléchir pour la première fois les hommes du conseil aux différents besoins entre les hommes et les femmes. À présent, les membres du conseil viennent d’être réélus et le CEPES a commencé à nouer de nouvelles relations avec eux. « Les résultats de l’évaluation sont là, et la population sait que les choses peuvent changer », conclut l‘équipe d‘évaluation.
Documents sur ce sujet: Les femmes de plus de 35 ans : trop vieilles pour la technologie?
*Seul le prénom des personnes citées dans cet article apparait, de la même façon que dans le rapport GEM du CEPES.