En tant qu’organisations internationales, régionales et nationales de la société civile œuvrant à l’intersection des droits de la personne et de la technologie, nous sommes profondément préoccupé·e·s par le fait que l’accès aux vaccins et aux médicaments est soumis à un paradigme qui place les droits de propriété intellectuelle et le profit au-dessus des droits humains et de la santé des personnes, et ce, en pleine pandémie dévastatrice de COVID-19. C’est avec inquiétude que nous constatons le manque d’analyse des conséquences de l’utilisation des technologies numériques en matière de droits de la personne.
Le 12 mai dernier, un groupe d’expert·e·s mandaté par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a déclaré dans son rapport que la pandémie de COVID-19 était évitable. Selon le rapport, « des maillons faibles à chaque étape de la chaîne de préparation et de réponse » ont mené à la catastrophe. Toutefois, le groupe indépendant a également souligné dans ses principales conclusions le succès du développement de vaccins à une vitesse sans précédent.
Pour rendre possible un tel succès, les données ouvertes et la collaboration scientifique ouverte ont été d’une importance capitale. En guise d’exemple de cette collaboration, le groupe cite dans son rapport le partage de la séquence du génome du virus sur une plateforme ouverte, ce qui a conduit à « la création la plus rapide de tests de diagnostic de l’histoire. »
Le partage du génome représente bien la vague initiale de collaboration et de solidarité qui cherchait à promouvoir une réponse mondiale fondée sur la coopération au début de la crise en 2020. La même année, au mois de mars, l’OMS lance le Groupement d’accès aux technologies contre la COVID-19 (C-TAP) dans le but de « compiler, en un seul endroit, les engagements pris dans le cadre de l’Appel à la solidarité ainsi que les connaissances, la propriété intellectuelle et les données liées aux technologies de la santé pour la COVID-19, partagées volontairement. »
Cependant, ces efforts ont rapidement été abandonnés pour prioriser d’autres initiatives, comme le programme COVAX, qui réitèrent les droits de propriété intellectuelle, en plein milieu d’une pandémie mondiale. Plutôt que de promouvoir une coordination collaborative fondée sur des modèles ouverts, ces initiatives ont mené à une course débridée qui a nui à la distribution mondiale des vaccins. Cette distribution n’a pas été effectuée de manière équitable ou stratégique, imposant au contraire des fardeaux énormes aux pays à faible ou moyen revenu, en plus d’exacerber les inégalités mondiales et nationales.
En février 2021, le Directeur général de l’OMS tirait la sonnette d’alarme à propos de cet état de fait : « À l’échelle mondiale, le nombre de vaccinations a maintenant dépassé le nombre d’infections signalées. Mais plus des trois quarts de ces vaccinations ont été distribués dans 10 pays seulement qui représentent près de 60 % du PIB mondial. Environ 130 pays, où vivent 2,5 milliards de personnes, n’ont pas encore administré une seule dose. »
Pour remédier à cette situation, le Groupe indépendant sur la préparation et la riposte à la pandémie, réuni par l’OMS, a recommandé que « l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et l’OMS réunissent les principaux pays producteurs de vaccins et les fabricants afin de définir d’un commun accord des arrangements relatifs à l’octroi de licences volontaires et au transfert de technologie pour les vaccins contre la COVID-19. Si aucune mesure n’est prise dans un délai de trois mois, une dérogation à certains droits de propriété intellectuelle en vertu de l’Accord sur les ADPIC devrait immédiatement devenir applicable. »
Parmi les efforts visant à surmonter les obstacles dans la lutte contre la COVID-19, il est important de se pencher sur le système des droits de propriété intellectuelle dans son ensemble. La production de vaccins à ARNm nécessite l’accès à des algorithmes de calcul qui peuvent être protégés par le droit d’auteur. La réparation et la reproduction de ventilateurs et d’autres appareils médicaux nécessitent l’accès à des logiciels soumis au droit d’auteur. Il faut également prévoir des exceptions d’intérêt public pour les connaissances et les ressources pédagogiques afin de les rendre disponibles à distance et en format numérique, particulièrement en période de distanciation sociale et de confinement.
Le défi est double : s’engager mondialement et solidairement en faveur du droit à la santé et de l’accès aux médicaments vitaux pour faire face à la pandémie actuelle, et éviter une mauvaise gestion de la santé mondiale si une nouvelle crise sanitaire mondiale devait se reproduire. En d’autres termes, si nous voulons gérer correctement la pandémie actuelle et ses vagues à venir, et si nous voulons éviter une nouvelle crise, nous devons prioriser la santé et les droits des personnes – et non la propriété intellectuelle et le profit.
Ce n’est certainement pas la seule mesure à prendre pour éviter de répéter le même scénario, mais c’est une mesure urgente et réalisable. Augmenter l’ampleur et la rapidité de la vaccination permettrait de lutter contre les taux de transmission du virus actuellement élevés et contre l’émergence de variants. Cette mesure pourrait également avoir un impact positif sur la capacité de riposte gouvernementale, en particulier sur celle des pays à faible ou moyen revenu. Ceci permettrait de renforcer les capacités locales de production de vaccins, de former de ressources humaines qualifiées et d’assurer l’accès aux connaissances, ce qui serait utile non seulement pour cette pandémie, mais aussi pour celles qui suivront.
Nous soutenons fermement l’appel de solidarité internationale à éliminer les barrières de propriété intellectuelle qui entravent la prévention, l’endiguement et le traitement de la COVID-19. Nous saluons également la décision du gouvernement des États-Unis de soutenir une suspension des droits de propriété intellectuelle sur les vaccins contre la COVID-19. Il est essentiel que les recherches et toutes autres ressources soient immédiatement rendues disponibles partout dans le monde afin qu’elles puissent être utilisées et mises à contribution. La suppression des barrières juridiques à la connaissance joue un rôle clé et complémentaire dans les efforts visant à supprimer les brevets et tout autre obstacle qui nuisent à l’intensification massive et urgente de la production de vaccins. En outre, la décision du gouvernement américain, qui devrait être imitée par d’autres gouvernements du Nord global, ouvre la voie et marque un tournant vers la justice en matière d’accès aux vaccins, où la vie des gens passe avant le profit des entreprises.
Il est crucial de reconnaître en quoi les droits de propriété intellectuelle font obstacle à la lutte contre la COVID-19, et d’y remédier. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) peut invoquer une suspension de certains droits de propriété intellectuelle sur des technologies pertinentes qui touchent des droits fondamentaux, tels que la santé et l’éducation, en raison de la crise mondiale exceptionnelle que nous vivons.
C’est que ce qu’ont proposé l’Inde et l’Afrique du Sud dès octobre 2020. Ces derniers, aujourd'hui soutenus par d’autres pays, ont demandé que les membres de l’OMC suspendent quatre catégories de droits de propriété intellectuelle – c’est-à-dire les droits d’auteur, les dessins industriels, les brevets et les renseignements non divulgués – prévues par l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), et ce, jusqu’à ce que la majorité de la population mondiale reçoive des vaccins efficaces et développe une immunité contre la COVID-19.
Le 5 mai dernier, les États-Unis qui s’opposaient jusqu’alors à la proposition au sein de l’OMC ont annoncé qu’ils faisaient volte-face sur leur position. Bien que la déclaration des États-Unis soit limitée à une suspension des brevets uniquement pour les vaccins, ceci pourrait déclencher une autre série importante de négociations à l’OMC.
Pour mettre fin à cette tragédie, il faut faire preuve de solidarité et de coopération en défendant la santé en tant que droit humain, et il faut faire usage des technologies numériques de façon judicieuse. Par conséquent, il est essentiel que les gouvernements et les différentes parties prenantes se penchent sur l’exclusion numérique persistante et sur les relations entre la pandémie et la fracture numérique. Le recours excessif aux technologies numériques pour surveiller la pandémie, fournir des informations et gérer la distribution des vaccins a renforcé l’exclusion et la discrimination envers les communautés les plus vulnérables. Comme on peut le constater en Inde et dans d’autres pays du Sud global, cela mène à une plus grande marginalisation.
Nous, les organisations soussignées :
- Exhortons les dirigeants mondiaux à reprendre les discussions sur la nécessité d’un nouveau paradigme dans la gouvernance de la science, des données et des brevets en matière de santé mondiale. Les monopoles entourant les connaissances et le marché des médicaments mettent en péril les efforts que nous déployons actuellement pour survivre à la pandémie de COVID-19 et aux prochaines crises sanitaires mondiales. Étant donné la façon dont les dirigeants et les institutions internationales gèrent la crise sanitaire mondiale, ces monopoles menacent également d’aggraver profondément les inégalités sociales mondiales existantes ainsi que d’autres déterminants de la santé.
- Demandons aux États de soutenir la suspension de l’ADPIC, et de garantir l’adoption de mesures, telles que le transfert des technologies, qui en assurent une application effective, afin de promouvoir l’accès universel aux soins de santé et à la vaccination gratuite.
- Appelons à agir incessamment pour aller au-delà des brevets, afin de préciser que tous les traités relatifs aux droits d’auteur et autres droits connexes, y compris les dispositions relatives aux droits d’auteur de l’accord ADPIC :
- peuvent et devraient être interprétés et appliqués de manière à respecter de la primauté des obligations en matière de droits humains pendant la pandémie, et lors d’autres situations d’urgence. Ceci inclut notamment le droit de chercher, recevoir et transmettre de l’information, le droit à l’éducation, le droit de participer librement à la vie culturelle et de prendre part au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent, tout en protégeant les intérêts moraux et matériels des auteurs.
- permettent aux gouvernements de protéger et de promouvoir les intérêts publics vitaux, lors d’urgence sanitaire ou d’autres situations d’urgence.
- permettent aux gouvernements de transposer et d’étendre de façon appropriée les limitations et les exceptions applicables à l’environnement du réseau numérique, particulièrement en cas d’urgence sanitaire ou d’autres situations d’urgence.
- adoptent une stratégie plus équitable pour l’accès à la vaccination et aux soins de santé. Pour ce faire, des mécanismes alternatifs doivent être établis et mis en œuvre à court terme pour permettre aux personnes qui n’ont pas accès aux technologies numériques et à une connexion internet de s’inscrire à la vaccination, d’accéder aux informations pertinentes et aux services de santé ; et à moyen et long terme, des mesures doivent être prises pour lutter contre l’exclusion numérique.
Nous sommes convaincu·e·s que les gouvernements ont le pouvoir d'apporter une réponse plus humaine à la pandémie et de faire en sorte que les technologies numériques y contribuent plus efficacement. Les gouvernements ont entre leurs mains la possibilité de lever les barrières de propriété intellectuelle qui entravent l’accès universel aux soins de santé et la vaccination gratuite contre la COVID-19 pour tous et toutes.