Il est probable que vous ignoriez cette histoire du cyberespace. On l’entend rarement raconter, étouffée qu’elle est parmi les revendications contestées que les militaires américains seraient les créateurs de l’internet.
Mais continuez votre lecture, et vous réaliserez bien vite quelle influence un petit groupe de personnes en quête de changements progressifs a eu sur la structure de la technologie que nous connaissons maintenant sous le nom d’internet. Sans autant de battage médiatique.
Alors que l’Association pour le progrès des communications célèbre ses 20 ans de réseautage en ligne pour la justice sociale et le développement durable en mai 2010, une version plus complète de son histoire est aujourd’hui dévoilée.
En 1987, ceux qui allaient fonder APC en 1990 savaient qu’ils étaient en train de créer un réseau mondial. Ils s’intéressaient fondamentalement au problème de la connectivité, et les membres d’APC, ou « nœuds » comme ils les appelaient, ressemblaient en fait à des fournisseurs de service internet (FSI) – pour le secteur à but non lucratif – à une époque où l’ « internet » était encore un ensemble de réseaux gouvernementaux et commerciaux sans connexions.
Un rôle de pionnier
APC a été le premier à proposer l’utilisation des TIC par la société civile. Dans de nombreux pays où l’association fonctionnait, les nœuds d’APC (des centres de traitement de l’information qui collectaient simplement les courriers électroniques, les faisaient suivre et offraient d’autres services connexes) ont souvent été les premiers fournisseurs d’accès à l’internet.
Roberto Bissio, fondateur du nœud d’APC en Uruguay, Chasque, se souvient des PC de 64KB de RAM et des deux lecteurs de disques de 120KB, qui était à l‘époque considérés « incroyablement puissants », et des deux ou trois ordinateurs connectés l’un à l’autre en 1986 à Montevideo, qui avaient une capacité combinée de 5MB dans leurs disques durs. « C‘était bien plus moderne que ce que les astronautes d’Apollo 11 avaient quand ils sont allés sur la lune » plaisante Bissio.
C‘était également une époque où les intérêts commerciaux n‘étaient pas admis dans le domaine des communications et les puissants ordinateurs Sun étaient considérés comme du « matériel militaire » qui ne pouvait pas être exporté.
« C’est parce que l’internet avait été subventionné par le gouvernement des États-Unis, et était destiné aux universités et à l‘éducation. Dès qu’on faisait quelque chose, il fallait prouver que le but était éducatif » explique Bissio. « Et bien-sûr, nous (les nœuds d’APC), on éduquait les gens, alors il n’y avait pas de problème! » ajoute-t-il, avec un ton malin.
Mitra Ardron a fondé GreenNet (le noeud d’APC en Grande-Bretagne), et le quatrième FSI d’Angleterre en 1985. GreenNet, dit-il aujourd’hui, « a été le premier à instaurer l’utilisation du courriel dans les mouvements écologiques, les mouvements pour la paix et pour la justice sociale – à une époque où peu d’entreprises communiquaient de façon électronique ».
« La principale caractéristique (de l’utilisateur typique du réseau d’APC) » indique-t-il dans un document de 1988, « est son engagement envers un futur pour la planète qui fonctionne mieux qu’aujourd’hui ».
Les fondateurs officiels d’APC sont sept organisations – PeaceNet/Econet de l’Institute for Global Communications (IGC) de San Francisco, GreenNet de Londres, IBASE de Rio de Janeiro, Nicarao de Managua, Pegasus Networks de Byron Bay (Australie), Web Networks de Toronto et NordNet de Stockholm.
« Au début surtout, ce sont souvent des personnes ayant assez de caractère pour aller à l’encontre de la ligne de leur organisation ou conseil d’administration, ou des personnes excentriques [qui ont permis la réussite d’APC] » remarque Mitra.
Selon lui, « ce n’est pas une demande de subvention qui a permis d’obtenir de l’argent de la Dakin Foundation » pour fonder le noeud d’APC au Canada. « C’est un courriel passionné de Mike Jensen ou Kirk Roberts [les fondateurs du noeud] envoyé un dimanche où leur ordinateur avait été volé (ils apprirent par la suite que ça avait été les Mounties, la force de police canadienne). Avec Mark Graham [fondateur de PeaceNet], on a coincé Henry Dakin dans son garage où il était en train de réparer sa voiture et on a tellement insisté que quelques jours plus tard, je prenais l’avion – pour éviter de payer les taxes de douanes – pour Toronto avec assez d’argent pour acheter un ordinateur de rechange », raconte Ardron.
On surnommait Mike Jensen Mike le vent parce qu’il disparaissait et réapparaissait quelques jours ou quelques pays plus tard, se souvient Mitra.
Le paidoyer pour un internet mondial démarre
En plus du courrier électronique, APC offrait des « conférences » publiques et privées ainsi que l’accès aux bases de données. APC connectait également entre eux les services de babillard électronique – la technologie la plus moderne de l‘époque. Cela permettait aux discussions tenues sur un babillard (BBS) d‘être disponibles dans d’autres domaines et sur d’autres serveurs.
« J’ouvrais des comptes sur plusieurs fournisseurs de courriels et BBS puis je programmais des scripts qui s’y connectaient et y collectaient les courriels et les articles des BBS avant de les télécharger dans nos conférences et vice-versa. À l‘époque où les opérateurs commerciaux tentaient d’isoler leurs systèmes pour qu’ils ne se connectent pas avec les autres, moi je travaillais à l’ouverture des réseaux », déclare Mitra.
Aux dires de Bissio, « l’idée était que l’information est incroyablement puissante ; avoir accès à l’information et pouvoir participer aux discussions (est primordial) ».
De l’Afrique du Sud de l’apartheid aux écologistes de l’Asie, des militants pour la paix de San Francisco aux groupes de femmes travaillant en Europe de l’Est, les conférences en ligne ont facilité la circulation de l’information et le passage à l’action dans le monde.
Bissio se souvient du projet controversé de la Banque mondiale pour le financement de barrages en Inde. L’information est parvenue en Inde grâce à une conférence d’APC, et en un rien de temps, les objections en ligne ont commencé. La Banque mondiale a finalement annulé le projet. « C’est un des premiers cas (d’utilisation de l’information électronique) de plaidoyer à niveau mondial », affirme Bissio.
En fait, APC disposait de meilleurs outils de communication que la Banque, qui lui a d’ailleurs demandé la permission d’utiliser ses conférences pour distribuer ses propres documents.
En 1990, lors de la fondation officielle d’APC, plus de deux cents conférences d’APC existaient déjà, couvrant une large gamme de sujets. Certaines ne faisaient que partager des informations, et d’autres permettaient la discussion.
En 1988 aux États-Unis, le candidat du Parti Démocrate Gary Hart a rédigé un document sur les relations entre les États-Unis et l’Union Soviétique au travers d’une conférence. Amis de la Terre a utilisé une conférence pour coordonner sa réponse aux arrestations généralisées d‘éco-activistes en Asie de l’Est.
CARNet a fourni des informations non officielles sur l’Amérique centrale où avaient lieu guerres et insurrections.
Des meillieurs connexions pour les associations nationales à but non lucratif que dans les universités
Au début des années 1990, les réseaux d’APC étaient partout.
En 1990, le portail Fidonet de GreenNet est devenu le premier outil d‘échange de courriels entre des hébergeurs en Afrique et le reste du monde. La société civile africaine était officiellement en ligne, et ce grâce aux réseaux d’APC.
En 1992, la :première conférence de l’ONU à établir un centre de communication en ligne pour les ONG et les délégués de l’ONU:http://www.apc.org/about/history/apc-at-1992-earth-summit a eu lieu – grâce à APC.
En septembre 1992, plus de 17 000 comptes de courriels (les comptes individuels étaient alors très rares, les organisations partageant le plus souvent entre tous une unique adresse de courriel) utilisaient les réseaux d’APC dans 94 pays.
En 1993, GreenNet et le nœud hollandais d’APC Antenna, encouragés par le militant indien Jagdish Parikh, ont réalisé le réseau virtuel AsiaLink, un projet offrant un financement aux nouvelles entreprises et un soutien technique aux petits hébergeurs d’Asie travaillant avec des mouvements sociaux dans leurs pays.
En peu de temps, IndiaLink, une organisation affiliée qui travaillait avec des ONG de Bombay, Bangalore et Delhi, a lancé une liste de courriels appelée IL-Environment. Pour la première fois, les militants écologistes de ce pays de la taille d’un sous-continent ont pu communiquer entre eux facilement et à faible prix, partager leurs problèmes et se rendre compte de la similitude de leurs préoccupations.
« Lors de la première réunion d’INET (Internet Society), APC a organisé un grand atelier pour les pays en développement et a réussi à se connecter à plus de pays que ne le pouvaient le faire les réseaux universitaires à l‘époque », fait remarquer Ian Peter, le fondateur du nœud australien Pegasus Networks.
Ouvrir les portes
« Je suis vraiment heureux et fier du travail que nous avons réalisé avec APC », déclare Cristina Vasconi, du Nicaragua. « Pour moi et pour les autres informaticiens impliqués dans cet immense projet, c’est devenu un mode de vie. Tout ce travail, nous l’avons fait en essayant de ne pas influencer les informations qu’ils [les militants] partageaient ou de ne pas donner plus d’importance à certaines informations qu‘à d’autres lors des conférences électroniques. On essayait juste de leur ouvrir les portes ».
Cristina a travaillé avec Nicarao – un des membres fondateurs d’APC – de 1989 à 1995. « En plus des services de communication, on offrait des formations à des ONG du Panama, du Costa Rica, du Honduras, du Salvador et d’Haïti », se souvient-elle.
Après la chute du mur
Les effets de ces connexions à bas prix et presque instantanées se sont également fait sentir dans d’autres régions du monde.
Victoria Vrana, vivant alors en Europe de l’Est, se souvient : « Après la chute du mur de Berlin, les ONG se désespéraient presque pour pouvoir établir des connexions avec celles de leur pays, entre leurs pays et avec l’Europe de l’Ouest, l’Amérique du Nord et les autres ».
Mais les coûts de communication et de voyage étaient prohibitifs. Vrana se souvient que l’envoi d’un fax coûtait un mois de salaire en Europe de l’Est. « Sans les communications électroniques (surtout le courriel, mais également le FTP et Gopher), ces organisations n’auraient pas pu travailler ensemble et réaliser tout ce qui a conduit à des réformes radicales en matière d’environnement, envers les femmes et les autres groupes vulnérables de leurs pays », ajoute-t-elle.
Le nœud d’APC en ex-Yougoslavie, ZaMirNET, a joué un rôle essentiel pour aider les groupes de femmes œuvrant pour la paix à se connecter au cours du conflit dans les Balkans, affirme Vrana.
Au Brésil, des milliers de Brésiliens s‘étaient exilés pendant la dictature militaire qui a pris fin en 1985. Carlos Alfonso (qu’on appelle le « Père de l’internet brésilien » et a été le premier président d’APC) et son compagnon de militantisme Hebert « Betinho » de Souza ont vécu au Canada la croissance des réseaux informatiques. À leur retour au Brésil, ils ont mis en place le nœud d’APC Alternex. Dans les années 1990, la plupart des militants sociaux du Brésil avaient leur compte à alternex.apc.org.
« Je n’y changerais rien »
Est-ce qu’on aurait dû faire les choses d’une autre façon? Ian Peter répond : « Je n’y changerais rien – la naïveté, l’excitation, la passion et le dynamisme ont été merveilleux ».
« Je pense qu’APC a joué un rôle bien plus important dans l‘évolution de l’internet que ce qui a été dit par la plupart des journalistes et historiens. Bien peu comprennent en effet les origines de l’internet et les raisons de son existence – choses que je tente de clarifier sur www.nethistory.info », dit-il.
Le Professeur Peter Willetts semble d’accord avec lui. Dans sa conférence intitulée Who really created the internet? (Qui est le véritable créateur de l’internet?) donnée à la City University de Londres, il soutient que dans la moitié des années 1980, APC a joué un rôle fondamental pour faire de l’internet une plateforme publique et ouverte pour les communications internationales, et que les décisions prises par les co-fondateurs d’APC, Mark Graham et Scott Weikart de PeaceNet aux États-Unis et Mitra Ardron de GreenNet ont créé un réseau ouvert, et ce bien avant que la première page web ne soit rédigée.
C’est grâce à ces personnes et à leurs organisations à but non lucratif que l’internet est tel qu’il est, radicalement différent de ce qu’il aurait été si les gouvernements ou les entreprises transnationales l’avaient créé, affirme-t-il.
Frederick Noronha est journaliste indépendant ; il vit à Goa en Inde, et est co-fondateur du membre d’APC Bytes For All. Il a très tôt eu accès au cyberespace, grâce au travail d’APC en Inde.
Karen Higgs est la directrice des communications d’APC. Lors du dixième anniversaire d’APC, elle venait de rejoindre le réseau en tant qu‘éditeur du site web. Comme d’autres membres du personnel virtuel d’APC, elle travaille dans un bureau installé chez elle, à Montevideo en Uruguay.