Pour notre quatrième entretien de la série sur le spectre, nous nous sommes entretenus avec Karla Velasco Ramos et Erick Huerta, tous les deux très actifs dans le plaidoyer et le développement de réseaux communautaires au Mexique. Erick est coordinateur général adjoint et Karla est coordinatrice internationale de Redes por la Diversidad, Equidad y Sustentabilidad A.C., une organisation de la société civile dont la mission consiste à soutenir les communications indigènes et communautaires pour un développement communautaire durable. Erick est également coordinateur des politiques et du plaidoyer pour le membre d’APC Rhizomatica.
Lors d'un entretien avec APCNouvelles, Karla et Erick ont évoqué la nécessité d’inclure les organisations de défense des droits de l’homme dans les réunions de haut niveau sur les politiques relatives aux TIC, l’importance de donner aux communautés autochtones et aux femmes une plus grande voix dans les débats sur la gestion du spectre, ainsi que la nécessité de renforcer la régulation équitable du spectre.
APCNouvelles : Pourriez-vous nous donner une vision générale du travail de Redes AC et nous dire en quoi le spectre vous intéresse ?
Erick Huerta: Au Mexique, le gouvernement arrivé au pouvoir en 2002 a créé un bureau chargé de faire respecter les accords de San Andrés : le Bureau pour la représentation de la Présidence en faveur du développement des peuples indigènes, qui est par la suite devenu la Commission nationale pour le développement des peuples indigènes (CDI). Ces accords stipulaient qu’il était du devoir de l’État de générer les conditions pour que les peuples indigènes puissent acquérir, administrer et opérer des moyens de communication. L’une des principales stratégies a consisté à promouvoir la réglementation internationale en la matière pour que le pays soit contraint de mettre en œuvre et d’appliquer les mesures prévues dans les accords. Suite à quoi, un programme de télécommunications orienté vers les peuples indigènes a été lancé, d’où la participation du coordinateur de Redes à la délégation du Mexique.
Karla Velasco Ramos: Même si Redes AC n’existait pas encore à l’époque, Erick a participé à ce processus, d’abord en tant que collaborateur pro-bono puis comme conseil-expert du Bureau, avant de poursuivre son travail à travers la fondation de Redes AC. Depuis, le gouvernement reconnaît en Redes AC un spécialiste du développement des télécommunications, ce qui nous a permis de prêter conseil pour des questions internationales et d’attirer l’attention sur le cas du Mexique.
APCNouvelles : Karla, dans un récent blogue sur APC vous dites qu’introduire le spectre au sein des réunions « peut s’avérer délicat étant donné l’implication de questions économiques ». Pouvez-vous nous donner plus de précisions sur les freins aux discussions portant sur un spectre plus ouvert basé sur les droits ?
KVR: Celles-ci doivent surmonter trois grands obstacles : le premier concerne les privilèges, le deuxième est d’ordre technique et le troisième se rapporte aux coûts (affordability). Pour ce qui est des privilèges, lorsque le débat sur le spectre a commencé voilà de nombreuses années, les technologies et dispositifs de l’époque étaient peu intelligents, incapables de s’ajuster eux-mêmes pour éviter les interférences mutuelles, si bien qu’il fallait un segment exclusif de spectre pour opérer et c’est ce qui a déterminé le modèle prédominant d’octroi de licences, avec des droits pour l’utilisation exclusive d’un segment. Les technologies ont évolué depuis, et il est démontré qu’avec des appareils intelligents capables de se coordonner entre eux pour ne pas causer d’interférences, ceux-ci peuvent utiliser simultanément le spectre. La réglementation n’a cependant pas été modifiée et ceux qui bénéficient de ce schéma de régulation refusent de réguler le spectre autrement. On continue à dire que le spectre est une ressource rare, alors que ce n’est pourtant plus le cas.
Il est donc du ressort des organisations de faire connaître les expériences comme celle du Mexique, qui démontrent comment la flexibilité et la créativité permettent de l’utiliser efficacement sans en limiter l’accès aussi profondément.
En ce qui concerne l’obstacle technique, on peut dire que la régulation du spectre est une question très technique et qu’il y a peu d’experts en la matière. En déterminer la régulation nécessite de nombreux arguments techniques, et depuis la société civile, peu de personnes sont à même d’argumenter là-dessus. Les arguments de droits humains ne suffisent pas, il est indispensable de les associer à la partie technique. Or, les experts techniques travaillent le plus souvent pour les gouvernements ou les entreprises et restent largement absents de la société civile.
L’obstacle des coûts concerne le prix élevé de la participation à des événements comme ceux de l’UIT pour des organisations de droits humains. Plusieurs réunions ont normalement lieu chaque année, chaque fois dans des lieux différents, ce qui rend difficile à une ONG disposant d’un budget serré de participer à ces forums. De plus, si elle n’a pas de programme clair, il est possible que la participation à ces forums ne serve pas à grand-chose.
APCNouvelles : Il est vrai que les organisations de la société civile et les ONG ne sont pas toujours présentes aux réunions de l’UIT, mais Redes AC fait partie de la délégation mexicaine depuis 14 ans. Quels progrès ont été accomplis à travers cette présence ? Pourquoi est-il si important pour des organisations comme la vôtre de participer à ces rencontres de haut niveau et d’y aborder la question de l’utilisation équitable du spectre ?
KVR: La première question se rapporte à la manière dont Redes AC a entamé son processus de plaidoyer international. La présence de Redes AC à l’UIT, mais également à la CITEL a permis que les gouvernements, surtout dans la région des Amériques, disposent d’un contexte plus large de ce que sont les réseaux communautaires.
L’un des principaux résultats a été la mention dans diverses résolutions et recommandations de l’importance des moyens de communication indigènes, notamment dans la Résolution 46 de la Conférence mondiale pour le développement des télécommunications.
De la même manière, la Recommandation UIT – D19 relative aux « Télécommunications dans les zones rurales et éloignées » institue les réseaux communautaires parmi ses stratégies de couverture.
L’UIT a d’ailleurs également proposé des formations aux peuples indigènes et grâce à notre participation à la CITEL nous avons émis des recommandations de politiques publiques. Toutes les informations concernant notre action dans le domaine de la régulation se trouvent sur notre page.
Il est important pour nous que des organisations comme la nôtre participent à des forums de haut niveau, à condition d’avoir un programme clair. C’est-à-dire, si l’organisation a un objectif clair et sait ce qu’elle cherche à obtenir lors des discussions. La présence de la société civile est vraiment enrichissante et fait malheureusement défaut. À notre avis, les différentes parties intéressées devraient toujours prendre part aux discussions.
APCNouvelles : Dans votre article pour APC, Karla, vous signalez la présence croissante de collaborations positives entre ONG et entités régulatrices, également entre réseaux communautaires et gouvernements, lors de réunions concernant le spectre. En quoi cette coopération fait-elle évoluer les choses et quelle serait la meilleure manière d’encourager plus de résultats dans cette direction ?
KVR: Une telle coopération a des retombées très positives puisqu’elle ouvre la voie à la communication entre organisations et gouvernements, ce qui permet aux régulateurs de connaître l’expérience des réseaux communautaires. Par exemple, c’est grâce à cette communication que la réglementation a été modifiée en Argentine, où les réseaux communautaires sont à présent reconnus. Nous espérons pouvoir continuer dans cette voie pour que plus d’organisations puissent trouver un moyen plus ouvert de communiquer avec leurs régulateurs.
APCNouvelles : Cette année, Redes AC a travaillé sur un projet de recherche avec ISOC sur la régulation des réseaux communautaires dans le continent américain. Dites-nous en plus à propos de ce projet. Qu’avez-vous appris des entretiens et enquêtes des régulateurs ?
KVR: C’est vrai, et le projet est déjà disponible en espagnol, sur Nous espérons pouvoir vous offrir la version en anglais en décembre.
Ce projet vient du besoin de faire connaître le potentiel des réseaux communautaires en termes d’expansion de la connectivité et des externalités positives au niveau social, culturel et économique ; il s’agissait également de rechercher les éléments régulateurs qui permettent d’en optimiser le développement. À travers ce projet, nous avons montré quelques expériences de régulation qui ont su dépasser les obstacles à l’instauration de réseaux communautaires pleinement opérationnels en Amérique latine.
En ce qui concerne nos entretiens, c’était la première fois qu’une compilation des informations sur la régulation des réseaux communautaires était réalisée par le biais d’un mécanisme officiel de la région. Après plusieurs mois d’efforts, nous avons pu recevoir la réponse de quatorze pays, ce qui a été très gratifiant tant pour nous que pour le projet.
Nous avons appris à travers ces entretiens qu’il existe bien une tendance régulatrice en faveur de la mise en place de modèles d’octroi de licences, d’impositions et d’allocation de spectre axés sur une couverture des zones non desservies
Même si la plupart des pays n’offrent pas de licence spécifique pour les réseaux communautaires, certains envisagent des modèles d’octroi de licence simplifiés pour les zones rurales ou isolées.
EH: En matière de spectre, un seul pays a instauré une clause pour les opérateurs sans but lucratif, mais ils sont plusieurs pays à mentionner l’octroi de fréquences avec des modalités simplifiées pour les zones non desservies, notamment des réductions ou des tarifs minorés pour l’utilisation du spectre dans ces zones, une utilisation secondaire ou une allocation spécifique de fréquences pour les zones éloignées.
KVR: Nous avons également appris que dans la région il y a peu d’évolution concernant certains modèles de régulation destinés à favoriser la couverture des zones éloignées, comme les obligations de couverture sociale et les Fonds de service universel, et que ces modèles de régulation n’ont pas fonctionné.
Ce projet de recherche nous a permis de confirmer que même lorsque les réseaux communautaires ne sont pas reconnus expressément dans les cadres réglementaires des différents pays, ceux-ci comportent toujours des éléments épars qui ouvrent la possibilité de mettre en œuvre des projets pilote pouvant aboutir à une reconnaissance de nouveaux schémas pour que les opérateurs puissent desservir ces zones.
APCNouvelles : Voici quelques mois, Telecomunicationes Indígenas Comunitarias (TIC) a remporté une bataille juridique très importante puisqu’elle est dorénavant exemptée d’impôts pour l’utilisation du spectre radio. Erick, en tant que conseiller juridique et stratégique de TIC, pouvez-vous nous expliquer l’importance de cette victoire pour les communautés indigènes dans le contexte mexicain et plus général ?
EH: Réussir à ce que le tribunal mexicain considère comme anticonstitutionnelle l’obligation imposée à TIC de payer pour le spectre de la même manière qu’un opérateur commercial a été une étape fondamentale vers la reconnaissance des droits des peuples indigènes et du droit à la liberté d’expression. Il a été déterminé qu’imposer le paiement d’un impôt sans prendre en compte la nature d’une organisation (sans but lucratif), son titulaire – dans le cas présent, les peuples indigènes – ou les zones dans lesquelles elle opère – ici des zones éloignées sans aucun intérêt pour les opérateurs commerciaux -, entrait en violation du droit à la liberté d'expression et du droit des peuples indigènes à disposer de leurs propres moyens de communication, tel que stipulé dans les traités internationaux.
APCNouvelles : Souvent, les conférences internationales et les débats de politiques de haut niveau relatifs à des aspects comme le spectre électromagnétique sont monopolisés par les perspectives occidentales et masculines. Karla, en tant que femme latino-américaine travaillant dans ce milieu, pensez-vous qu’il soit important d’impliquer plus de femmes dans ces discussions politiques, qu’elles fassent partie de réseaux communautaires, d’ONG, de gouvernements ou d’autres organisations ? Comment peut-on modifier les discours ?
KVR: Voilà à mon sens un aspect absolument capital. Dans les réunions sur la régulation du spectre, extrêmement peu de femmes sont présentes et les techniciens sont dans leur grande majorité des hommes. Mon expérience lors des réunions de l’UIT m’a permis de voir qu’étant femme, il est difficile de négocier avec certains pays. Certains régulateurs hommes préfèrent négocier entre eux, et c’est quelque chose qu’il faut changer. Il est indispensable que plus de femmes participent à ces discussions.
Mon travail m’a amenée à rencontrer des femmes réellement inspirantes. Ce mois-ci par exemple, la Conférence de plénipotentiaires a nommé Doreen Bogdan au poste de directrice du Secteur de développement, la première femme à obtenir un poste de dirigeant depuis les 153 ans d’existence de l’UIT. Il s’agit d’un progrès énorme pour le secteur international. J’ai aussi rencontré d’autres femmes au cours de ma carrière, et j’admire notamment Martha Suárez, directrice de l’Agence nationale du spectre (ANE) en Colombie ou encore Amparo Arango de l’Institut dominicain des télécommunications (INDOTEL) en République dominicaine.
Je voudrais également mentionner les avancées au Mexique en la matière. Pendant quelques mois, les femmes de Redes AC ont participé à l’initiative de Conectadas MX. Il s’agit d’un réseau de femmes leaders qui encouragent l’égalité de fond dans les secteurs des télécommunications, de la radiodiffusion et des TIC au Mexique. Chaque femme provient d’un secteur différent, que ce soit du gouvernement, d’entreprises ou d’ONG. L’une des membres de ce réseau est Adriana Labardini, ex-commissionnaire de notre organe régulateur, Federal Institute of Telecommunications (en Français: l'Institut Fédéral des Télécommunications ), aujourd’hui collaboratrice à Rhizomatica. Adriana a une grande expérience dans le domaine du spectre et encourage elle aussi la participation des femmes au secteur des télécommunications du Mexique.
Selon moi, de nombreuses femmes admirables ont travaillé dans ce réseau et ont dû faire face aux énormes inégalités de genre du secteur ; ces initiatives ont donc été très importantes, puisqu'elles ont permis de soulever les questions de genre.
Ce sont elles, et également le travail que réalise par exemple Sulá Batsú au Costa Rica, qui ouvriront la voie à une meilleure inclusion des femmes dans les débats./p>
APCNouvelles : Quelles sont les tendances, les opportunités et les aspects que suivra la question du spectre dans les années à venir ? Et quelle est la principale priorité pour AC Redes ?
EH: Le plus important consiste à modifier dans la régulation du spectre. Martin Cave et William Webb reconnaissent dans la nouvelle édition de leur livre, Spectrum Management qu’il faut faire des modifications en matière de spectre.
Nous croyons que la réglementation doit être modifiée pour passer d’une allocation par lots à un schéma de circulation dans lequel divers acteurs puissent utiliser les fréquences selon une large gamme de temps et d’espace.
D’ailleurs, l’avènement de la technologie 5G oblige déjà à utiliser plus de spectre, ce qui rend nécessaires de nouveaux schémas d’allocation. Notre espoir est que cette allocation permette d’utiliser le spectre plus efficacement. Le danger reste cependant réel qu’au lieu de proposer un schéma plus ouvert et accessible, on ne génère un schéma garantissant au contraire les privilèges de certains fabricants ou des grands opérateurs.
Notre objectif est donc d’obtenir une utilisation plus efficiente et ouverte, qui permette la participation des multiples parties intéressées, de manière équitable, juste et accessible.
Lire les précédents interviews de cette série avec Carlos Afonso de Nupef, Peter Bloom de Rhizomatica, le spécialiste de l'accès à internet Mike Jensen, et le boursier senior de Mozilla Steve Song, ainsi que Carlos Rey-Moreno d'APC.