Pour le troisième entretien de notre série sur le spectre, nous avons interrogé Mike Jensen, spécialiste de l’accès internet pour APC.
Ces 30 dernières années, Mike a mis en place des systèmes de communication dans plus de 45 pays en développement. Membre du Temple de la renommée de l’internet, il travaille en première ligne de la connectivité du réseau depuis « les tout débuts ». Mike est cofondateur de « The Web », un fournisseur de service internet dédié au secteur du non lucratif par la suite devenu l’un des membres fondateurs de l’Association pour le progrès des communications (APC) où il travaille aujourd’hui. La diversité de son expérience, que ce soit dans la politique, la recherche, le plaidoyer et la formation de capacités, fait de Mike un homme à tout faire, avec des connaissances approfondies tant sur les questions touchant au spectre que sur les arcanes des projets de connectivité en général.
Lors d’une conversation avec APCNouvelles, Mike a exposé ses réflexions sur le besoin de « plus d’outils pour notre mallette du spectre », les défis pour modifier les réglementations restrictives et les autres éléments essentiels au développement de la connectivité au-delà de l’accès au spectre.
APCNouvelles : Pouvez-vous nous décrire brièvement les projets sur lesquels vous travaillez actuellement et dans quelle mesure ils sont influencés par les tendances actuelles d’utilisation du spectre ?
Mike Jensen : Mon travail n’est pas vraiment axé sur le spectre en tant que tel, plutôt sur l’offre de connectivité, mais le spectre fait bien entendu partie des outils que nous utilisons. L’un de mes sujets de recherche concerne actuellement les initiatives locales de connectivité communautaire, qui utilisent pour la plupart les bandes « Wi-Fi » 2.4 et 5,8 GHz sans licence et dans certains cas, le spectre GSM sous licence. Quand nous avons commencé à utiliser le réseautage sans fil de « Wi-Fi » 2,4 GHz, on n’atteignait pas de vitesses supérieures à 2 MBPS ; les vitesses ont donc largement augmenté, de pair avec la conception des antennes pour en maximiser la portée. Parallèlement, les bandes plus élevées (5,8 GHz) de spectre connaissent une utilisation croissante, et ce sont ces deux bandes de fréquences qui sont devenues les plus populaires pour ce type de réseau local communautaire depuis que l’UIT [l’Union internationale des télécommunications] les a déclarées sans licence ou exemptes de licence. Cela signifie que a) il n’y a rien à payer pour pouvoir les utiliser et b) il n’est pas nécessaire de passer par une longue procédure d’octroi de licence. Ce qui ne signifie pas que tu n’aies pas besoin de licence pour les communications, et d’ailleurs certains pays ne suivent pas les recommandations de l’UIT et continuent d’exiger un droit de licence pour l’utilisation de ces bandes. Cela dépend un peu de chaque pays mais en gros, la plupart des réseaux communautaires basent leur connectivité sur ces deux fréquences puisque leur utilisation ne nécessite pas de licence.
APCNouvelles : Si le spectre n’est qu’un outil parmi d’autres, pourquoi y a-t-il actuellement tant d’intérêt pour l’allocation du spectre et son partage ?
MJ : En ce moment, le problème est qu’on a pour ainsi dire besoin de plus d’outils pour la mallette du spectre, si bien qu’on entend beaucoup parler de cette question du spectre. Les bandes de fréquence Wi-Fi de 2,4 et 5,8 GHz sont toutes les deux ce qu’on appelle des technologies en visibilité directe, et donc sur environ 50 à 100 mètres, le signal émis est suffisamment fort pour traverser un ou deux murs ou du feuillage. Mais à partir de 200 mètres de distance le signal est si faible que les appareils à chaque bout du lien doivent pouvoir se voir physiquement l’un l’autre, ce qui restreint les technologies et augmente les coûts. Par exemple, pour se connecter à un village situé à 70 kilomètres de distance et si la campagne est plate, il faudra construire une tour très élevée et très coûteuse, et s’il y a des collines ou des montagnes, il faudra sans doute procéder par tronçons pour conserver la connexion en visibilité directe. Voilà pourquoi on entend de nombreux militants locaux faire pression pour obtenir un accès à des bandes de fréquence plus basses qui n’aient pas besoin de visibilité directe. Ces bandes peuvent traverser le feuillage, les montagnes et les bâtiments. On a par exemple les espaces blancs de télévision sur des fréquences non utilisées de la bande de télévision, qui se trouvent sur ces bandes plus faibles. Certains projets se servent également des bandes du téléphone mobile, elles aussi de basse fréquence, généralement entre 900 et 2100 MHz. Il arrive cependant fréquemment que pour ces fréquences, on soit limités par les opérateurs du mobile à qui on a alloué la plus grande part du spectre.
APCNouvelles : Pensez-vous que le partage et l’utilisation du spectre aient un rôle important à jouer pour l’accès universel ? Est-on en train de développer d’autres technologies ou approches plus efficaces ?
MJ : Oui, le partage du spectre, géré de manière intelligente, voilà ce qui nous ouvrirait toutes les voies. Il est possible de gérer la ressource du spectre bien plus efficacement et équitablement à travers l’utilisation de radios logicielles et la détection du spectre, associées à des dispositions d’utilisation secondaires.
Peut-être avez-vous entendu parler du travail de Rhizomatica dans ce domaine, quand du spectre libre a été mis à disposition des groupes indigènes et que le gouvernement a mis en place une procédure de réglementation pour leur permettre d’obtenir une licence à un coût très peu élevé. Ce cas est vraiment hors-norme, et le reste du monde a tenté d’en reprendre la stratégie pour mettre à disposition certaines de ces bandes à un coût plus faible, ce qui nous permettrait d’utiliser à la fois les technologies en visibilité indirecte et les technologies cellulaires qui offrent bien entendu l’avantage de compter sur une population en grande partie déjà dotée d’un appareil portable de bas coût.
APCNouvelles : En termes de qualité de connexion, est-ce la même chose d’utiliser des espaces blancs de télévision de 2,4 ou de 8,8 GHz ?
MJ : Plus on entre dans la propagation des ondes radio, plus cela se complique et demande d’habileté. Tout dépend de la conception de l’antenne, or ceux qui travaillent sur la transmission radio continuent à concevoir leurs nouvelles antennes au moins cent ans après l’arrivée des technologies. Le principe de base, c’est que plus la fréquence est élevée, plus elle peut transporter de données mais avec une portée plus courte. Voilà pourquoi on utilise de la haute fréquence radio pour des communications à très faible débit. Rhizomatica a mis en place un lien radio HF sur une bande de fréquence très basse, inférieure à 200 MHz, ce qui leur permet de faire passer des messages d’une station à une autre, uniquement des textes mais sur des centaines et des centaines de kilomètres puisque les fréquences radio HF sont capables de faire le tour de la planète. Cela ne suffira pas pour des conversations à multiples utilisateurs ou des vidéos de haute qualité – il faudrait pour cela aller dans des bandes plus élevées. En général, cela dépend de la propagation, qui à son tour dépend des caractéristiques topographiques du lieu. Il peut y avoir quelque chose qui absorbe le signal, des interférences ou des surfaces réfléchissantes qui engendrent des problèmes de synchronisation pour le récepteur ; il n’est donc pas évident de prédire la performance d’un lien sans fil sans une enquête préalable, directement sur place.
APCNouvelles : Il est évident que pour développer ce type d’initiatives de connectivité, il faut avoir de solides compétences techniques et pouvoir évaluer efficacement l’environnement. Que faites-vous pour aider les communautés locales à débuter ce processus ?
MJ : Il est important déjà de former les gens sur le terrain pour qu’ils sachent comment établir un lien du point A au point B à moindre coût. Il faudra éventuellement aussi aider à faire pression sur le gouvernement pour qu’il subventionne les coûts ou rende la fréquence disponible. Par exemple on a actuellement un problème en Inde où les opérateurs de mobile ne veulent pas mettre à disposition davantage de spectre exempté de licence, afin de conserver leur franchise sur le marché du mobile. Ils ont réussi à convaincre les régulateurs de ne pas renouveler de licences d’essai sur les espaces blancs de télévision et le régulateur a décidé de ne plus offrir de spectre exempté de licence. Il semble que dorénavant, l’octroi de spectre passera par un processus de vente aux enchères, ce qui remplira bien entendu les poches des grands opérateurs de mobile.
APCNouvelles : Comment résoudre cette question, étant donné que les opérateurs du mobile auront toujours cet énorme avantage financier ? Pensez-vous qu’il devrait y avoir des pressions internationales au niveau de l’éthique pour que l’accès au spectre devienne un droit ?
MJ : Bonne question. Pour le moment, nous avons énormément travaillé auprès des régulateurs et des organismes régionaux de régulation pour les sensibiliser à ces questions, et la réceptivité a été très bonne en Afrique et en Amérique latine. Nous n’avons pas eu autant de succès en Asie, mais nous n’avons pas encore autant travaillé là-bas et l’environnement y est bien plus diversifié. En Amérique latine il y a un organisme régulatoire régional, CITEL, qui a son équivalent en Afrique du sud, CRASA, et il y en a d’autres en Afrique de l’est et en Afrique de l’ouest ; nous avons eu des ateliers de travail avec eux, ce qui a permis aux régulateurs nationaux de travailler ensemble, et ils se sont montrés très ouverts à l’adoption de nouvelles stratégies pour connecter les non connectés. En ce qui concerne une réelle mise en application, il faudra probablement encore un peu de travail sur le terrain puisqu’en règle générale, les régulateurs continuent de donner la priorité aux besoins des gros opérateurs de mobile qui ont versé pour cela d’énormes droits de licence. L’UIT et d’autres organisations régionales sont très actives pour sensibiliser autour de cette question, et on peut aujourd’hui se montrer plutôt optimistes. Ce type de processus prend du temps, mais on commence à voir poindre des possibilités d’aller de l’avant. Bien-sûr, tout cela avance beaucoup plus lentement que ce qu’on voudrait, mais au moins cela progresse.
APCNouvelles : Vous nous dites qu’on peut se montrer plutôt optimistes. Maintenant que la question d’un accès au spectre plus équitable commence finalement à susciter de l’intérêt, pensez-vous que les mouvements locaux pour la connectivité prennent plus d’ampleur ?
MJ : La question de l’accès au spectre est un peu plus complexe dans le sens où elle est liée aux questions plus générales d’octroi des licences. Oui, il est possible qu’on réussisse à avoir accès au spectre, mais s’il faut encore qu’un petit opérateur suive un processus national d’octroi de licence impliquant le paiement de droits importants et l’obligation d’émettre un rapport mensuel sur les utilisateurs, un tel processus serait vraiment très bureaucratique. Dans beaucoup de pays, les opérateurs emploient des équipes entières de personnes uniquement pour envoyer leurs rapports d’activités au gouvernement. Et ces lourdes contraintes sont là pour durer, même si nous ouvrons l’accès au spectre ; il faut donc garder cela en tête. Malheureusement la plupart des cadres nationaux d’octroi de licence sont axés vers ces opérateurs à échelle nationale, et ne proposent donc pas de licence à l’échelle d’un village, qui seraient bien moins coûteuses et moins onéreuses en termes d’élaboration de rapports. On peut aussi vous donner accès au spectre ou la licence, mais que cela revienne à trop cher pour un petit opérateur. L’ouverture du spectre n’est donc qu’une partie du problème. Une autre très grande question à résoudre en plus de celle de l’octroi de licence pour le spectre concerne le partage des infrastructures. C’est d’autant plus important dans les zones rurales et éloignées où le coût de la liaison à l’internet ou au réseau téléphonique peut s’avérer être la partie la plus coûteuse d’une telle opération. Dans de nombreuses zones rurales, les infrastructures sont inexistantes parce que personne ne partage les coûts de construction.
APCNouvelles : Comment financer ces projets alors ? Devraient-ils être considérés comme un service public et donc être financés par le gouvernement, ou est-il préférable de suivre plutôt une approche axée sur la logique de marché ?
MJ : Tout dépend de la méthode utilisée. Certaines zones ont besoin de subventions pour les communications, et il est par exemple possible que les fonds de service universel prennent en charge les coûts de construction d’un pylône dans une zone isolée puis couvrir une partie des coûts opérationnels, selon le modèle. Mais lorsqu’il n’y a aucun partage, les coûts sont extrêmement élevés, ce qui oblige ces opérateurs à dépendre de subventions pour maintenir leurs services. D’un autre côté, lorsque les infrastructures ont été bien partagées, une solution axée sur la logique de marché serait plus avantageuse. Mais pour le moment, si on laisse tout entre les mains des forces du marché, certaines personnes resteront en marge du réseau. C’est seulement quand le marché sera conçu intelligemment de sorte que les opérateurs dominants soient encadrés et que tous les coûts des opérateurs seront réduits grâce au partage des infrastructures qu’on pourra penser à une fourniture de services selon une logique de marché, même s’il y aura toujours des personnes en périphérie qui dépendront d’un soutien gouvernemental.
APCNouvelles : Dernière question, quelle devrait être selon vous la principale priorité pour le spectre, de meilleures politiques, des efforts sur les infrastructures, une plus grande sensibilisation, autre chose ? Et pourquoi ?
MJ : Il faut améliorer l’accès au spectre inutilisé pour permettre que la moitié de la population mondiale sans accès internet ne soit plus séparée du reste du monde. Cela signifie qu’il faut continuer le travail de sensibilisation auprès des décideurs de politiques et des régulateurs pour leur montrer les avantages et les bénéfices de cette approche.
À suivre dans la série « Quoi de neuf sur le spectre? » : Conversation avec Carlos Rey-Moreno et Steve Song.
Lire les précédents entretiens de la série avec Carlos Afonso et Peter Bloom.